La destruction programmée des jardins ouvriers de la ville inquiète, paralyse ou révolte. C’est d’autant plus scandaleux qu’il s’agit de créer à la place un énième centre commercial. Dans la France péri-urbaine, il n’est pas rare de préférer les néons des grandes surfaces aux lucioles des petites parcelles, la tentation des marques aux plantations marginales. De jeunes lycéens vont s’emparer du problème et chercher à mobiliser pour la défense du passe-temps nourricier et/ou divertissant de leurs parents. Deux camps se dessinent : d’un côté, celui d’une culture sociale articulée à la nature, ses bienfaits et ses rythmes lents, de l’autre celui du commerce, de la mode et de la surconsommation, excès et fuite en avant. Valeur d’usage contre valeur d’échange. À un copain séduit par le rêve consumériste, Mélisande fait remarquer qu’il ne sait même pas où, comment et par qui sont produites les fringues qu’il porte. Elle ajoute que d’après sa mère « un grand père en a parlé, il y a longtemps, un certain Karl Marx. » La pièce ne le dit pas mais c’est une allusion directe à la fameuse théorie du Fétichisme de la Marchandise au livre I du Capital (1867). Prendre les marchandises comme des choses valant en elles-mêmes, comme des fétiches que l’on adore, relève de l’aliénation propre au système capitaliste. Ce fétichisme occulte le fait que la vie sociale n’est pas une relation avec des choses mais avec des humains et que le travail humain est la seule source de la valeur. La marchandise fait écran entre l’acheteur et le travailleur qui la produit, elle masque l’exploitation du travail par le capital.

La pièce contient donc de quoi produire un spectacle riche en enjeux capitaux ! Dont celui du public puisque la mise en scène d’Adjina en collaboration avec Émilie Prévosteau se veut légère, parlante et modulable : elle doit permettre une tournée dans les lycées et les maisons de la culture. Mais comme il s’agit aussi pour la Compagnie du Double de poursuivre le projet d’une Histoire(s) de France, initié en 2001 avec Identité(s) en France, à destination du jeune public, Adjina a intégré à la pièce deux références historiques. Les jardins ouvriers sont inscrits dans une opposition aux Jardins de prestige de Louis XIV et la révolte des jeunes est comparée à la Commune de Paris en 1871 en insistant sur sa revendication de « La Sociale ».

Mais le trop n’est-il pas l’ennemi du bien ? Ces références ne sont-elles pas un peu forcées, arbitraires ou trop contingentes ? Qu’apportent-elles vraiment à l’intrigue ? Veut-on faite spectacle ou leçon d’histoire ? À la sortie de la salle, des collégiens interrogés avouaient n’avoir rien compris à ce qui s’était dit sur La Commune et Louis XIV semblait leur passer très au-dessus la tête. Sans doute ont-ils davantage apprécié le rap de lutte. Quant à l’humour scabreux des slogans, il peut laisser songeur : « On veut des seins et des aubergines, pas lécher les vitrines » ; « Les clitos pas des McDo » ; « On est tous des patates ». Le texte offre pourtant de belles formules comme la dénonciation des « engins qui avalent toutes nos histoires. »

Ce qui « fonctionne » vraiment dans ces Jardins est d’avoir fait appel à de jeunes comédiens en herbe avec lesquels les collégiens et lycéens s’identifieront plus volontiers. Mélisande Dorvault, Manon Hugny et Gauthier Wahl mettent toute leur énergie et leur talent naissant à faire vivre le spectacle dans une scénographie immersive en double frontal de Cécile Trémolières.

Le spectacle veut promouvoir les valeurs républicaines ainsi que l’engagement en faveur de l’inclusion et de l’écologie. Mais quelle est la meilleure façon pour un spectacle d’être politique ? Est-ce en portant sur scène un message idéologique ou en faisant s’interroger (et peut-être ensuite s’engager) le public par le jeu et par l’action?

Est-ce en lui tenant le discours de ce qu’il faut penser ou faire ou est-ce en l’affectant de manière à ce que son sens de la justice ou celui de la révolte soient réveillés.

C’est la question que soulevait Roland Barthes (1915-1980) dans un article de la revue Théâtre Populaire intitulé Mère Courage aveugle (1955). Pour lui, la pièce ne doit pas remplacer le jugement politique car cela reviendrait à « empoisser » le spectateur. Il faut « que l’évidence de la proposition naisse, non d’un prêche ou d’une argumentation, mais de l’acte théâtral lui-même ». Bien que courageuse, la mère de la pièce de Brecht est « aveugle » au sens où elle ne voit pas ce que la pièce dénonce, elle subit la guerre sans comprendre que son malheur vient d’elle et non d’une fatalité obscure. Qui le voit alors ? Le public, par effet de distanciation ! Barthes forge une formule qui en résume le principe : « la scène raconte, la salle juge ». Si la pièce renonce à la distance et sert une doxa sur un plateau, elle risque fort de rater son effet politique.

A vous d’en juger.

Jean-Pierre Haddad

Création – Le 5 décembre – LE GRAND R, Scène Nationale, La Roche-sur-Yon (85)

Tournée : Du 6 au 9 décembre – Le Grand R Scène Nationale, LA ROCHE-SUR-YON (85) ; le 13 décembre – Atelier à Spectacle, Vernouillet (28) ; Du 3 au 6 janvier 2023 – Le Théâtre, Scène Nationale, Angoulême (16) ; Du 10 au 11 janvier – Le Gallia Théâtre Scène Conventionnée, Saintes (17) ; Du 1er au 2 février – La Halle aux Grains Scène Nationale, Blois (41) ; Du 9 au 10 mars – Communauté de communes, de l’Ernée (53) ; Du 14 au 15 mars – La Passerelle Scène Nationale, Gap (05) ; Le 21 mars – Théâtre Le Fil de l’Eau, Pantin (93) ; Du 20 au 21 avril – Scène Nationale de l’Essonne Agora-Desnos, Évry (91) ; Du 22 au 27 mai – Malakoff Scène Nationale Théâtre 71, Malakoff (92)

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