Après Et le cœur fume encore sur la guerre d’Algérie et les silences qui l’entourent, la Compagnie Nova poursuit sa réflexion sur les identités françaises avec le troisième volet du projetÉcrire en pays dominé. Alice Carré et Margaux Eskenazi s’intéressent cette fois aux années 1979 à 1985 en France. Ces années ont vu se développer les radios libres, les violences policières et celles des habitants dans les banlieues, les luttes ouvrières chez Citroën à Aulnay puis chez Talbot-Peugeot à Poissy. 1983 marque la fin des espérances soulevées par l’élection à la présidence de François Mitterrand avec le tournant vers la rigueur, c’est aussi l’année de ce qu’on a appelé La marche des Beurs qui rassemble plus de 100 000 personnes à son arrivée à Paris. Alors que les travailleurs immigrés sont au premier rang des licenciements et de la précarité, Jean-Marie Le Pen fait sa première apparition sur une chaîne de télévision publique à une heure de grande écoute.
Comme à leur habitude, Alice Carré et Margaux Eskenazi se sont appuyées sur un gros travail d’enquête et de documentation avant de s’interroger sur les répercussions de tous ces événements politiques sur les individus, en illustrant la multiplicité des points de vue et la difficulté à dépasser les clivages et à fédérer. L’écriture (Alice Carré) multiplie les registres passant du comique et de l’absurde au tragique. Elle combine les voix des personnes rencontrées pendant le travail d’enquête, la voix de personnages comme Yves Montand ou Jean-Marie Le Pen et une voix narrative qui raconte les faits et les relie.
Si le mélange de l’actualité, des discours politiques et de la fiction, fonctionne bien, il y a toutefois un problème. À trop vouloir multiplier les points de vue et les personnages, cette lecture politique qui se voulait rafraîchissante sombre dans un simplisme un peu caricatural. Heureusement que la mise en scène de Margaux Eskenazi sauve la mise par la diversité des moyens scéniques mis en œuvre, vidéos et musique en particulier. Les jeunes acteurs, probablement tous nés après 1983, passent d’un personnage à l’autre sans souci de genre, de couleur ou d’âge et défendent le spectacle avec énergie et humour. Ainsi c’est un acteur noir qui incarne le raciste qui se déchaîne dans un bar. Quant au comédien qui incarne Jean-Marie Le Pen à l’émission L’heure de vérité, il s’insurge avec véhémence contre le fait qu’on lui coupe son rôle.
Alice Carré et Margaux Eskenazi disaient vouloir « questionner le contemporain en auscultant le passé ». Sur ce point, on reste un peu frustré. Mais le succès qu’a réservé au spectacle la salle, jeune, le soir où nous y étions, semble bien prouver qu’il y a une réelle appétence à revisiter ces années d’espoirs déçus, de récupérations politiques, de divisions et de difficultés à se fédérer pour tenter d’aller vers un avenir moins morose.
Micheline Rousselet
Jusqu’au 10 décembre au Théâtre de la Ville-Les Abbesses, 31 rue des Abbesses, 75018 Paris – à 20h, le samedi 10 à 15h – Réservations : 01 42 74 22 77 ou theatredelaville-paris.com – Tournée : 15 décembre au Théâtre d’Angoulême, 5 et 6 janvier à L’Étoile de Mouvaux, du 11 au 22 janvier au Théâtre Gérard Philipe de Saint-Denis, du 24 au 31 janvier au Théâtre de la Cité Internationale à Paris, d’autres dates encore en février et mars
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