Il y a juste vingt-six ans, les étudiants de France étaient en lutte contre « le projet Devaquet », du nom du Ministre délégué chargé de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, Alain Devaquet. Projet qui avait pour conséquence d’aggraver la sélection des étudiants en les mettant en concurrence à l’entrée à l’université – les gouvernements néo-libéraux n’ont pas attendu Parcoursup pour appliquer leurs dogmes idéologiques au monde des études. La mobilisation d’alors est forte mais la répression ordonnée par Chirac est violente, voire féroce avec en particulier les « voltigeurs », ces brigades motorisées visant à pourchasser les manifestants jusque sur les trottoirs pour les frapper au moyen d’un grand bâton manipulé par le policier passager.

Dans la nuit du 5 au 6 décembre 1986, ce sont précisément des voltigeurs qui poursuivent Malik Oussekine dans la rue Monsieur-Le-Prince, en plein Quartier Latin. Malik sortait d’une boite de jazz et bien qu’étudiant lui aussi, il n’avait aucune implication dans les échauffourées entre police et étudiants qui se déroulaient non loin de là. Rattrapé et très violemment tabassé dans une entrée d’immeuble par les flics haineux et racistes de Charles Pasqua, Malik décédera entre les mains du Samu. Bien que dialysé, il ne serait pas mort s’il n’avait pas été battu.

Le même soir, à Pantin, un jeune homme de vingt ans en stage à la Cité des Sciences de la Villette, tombe sous les balles d’un policier hors-service mais ivre et armé ! Le jeune homme essayait de séparer d’autres jeunes qui se querellaient. Il s’appelait Abdel Benyahia et comme Malik Oussekine, c’était un français d’origine magrébine.  

Le grand intérêt du film de Rachid Bouchareb (entre autres films, Indigènes en 2006) est d’avoir rapproché ces deux faits qui, l’un comme l’autre, n’avaient rien à voir avec le mouvement étudiant, sinon par leur concomitance chronologique, mais tout à voir avec la violence et le racisme endémique de « notre » police. Certes, dans le cas de Malik, il faut admettre que des voltigeurs ne pourchassaient pas tous les jeudis soir de jeunes français magrébins dans le Quartier Latin et qu’en temps normal, ils n’auraient pas été là. Mais il est clair que parmi les jeunes passants, Malik a été poursuivi et frappé à partir d’un « ciblage au faciès » – ciblage encore actuel aujourd’hui dans les contrôles répétitifs des jeunes des quartiers.  

Le cinéaste a intelligemment pris soin de rendre très présent par de poignantes images d’archives, le contexte des luttes mais sans le scénariser comme le reste du film traitant des deux meurtres ; façon de souligner l’articulation dans la différence. De fait, dès l’annonce de la mort de Malik – celle d’Abdel fut plus tardive car tenue secrète par la Préfecture – dès ce moment, le mouvement estudiantin s’est solidarisé avec le jeune homme martyrisé par les voltigeurs dont la violence était bien connue. Cela a certainement contribué à la démission de Devaquet et au retrait du projet de loi mais il s’agissait aussi de répondre à la vague anti-jeune qui déferlait dans les médias depuis des rangs de la droite gouvernementale. Ses « chiens de garde » ne reculaient devant aucune insulte, comme Louis Pauwels qui, dans Le Figaro Magazine, écrivait que les jeunes mobilisés étaient atteints de « sida mental » ! Si l’immense manif du 10 décembre 1986 derrière la banderole « Plus jamais ça » fut un cortège de deuil, massif, silencieux et affligé, elle était aussi un acte de détermination qui en imposait. J’en étais de cette marche, le slogan était beau mais nous n’étions pas si naïfs et savions que cela pourrait fort bien se reproduire tant que l’État resterait aux mains d’une minorité sociale défendant ses intérêts de classe au besoin par la violence de « son bras armé ». Cela se vérifia en 2018 lors du mouvement des Gilets Jaunes, la violence policière commandée par le pouvoir macronien fut terrible, avec un bilan de blessés graves jamais observé. C’est d’ailleurs à l’occasion de ce mouvement social que le gouvernement a réactivé les brigades motorisées sous le nom nouveau et provocateur de BRAV-M ! Si la police avait lu Lacan, elle aurait choisi un autre acronyme qui aurait évité le lapsus révélateur : L’État bourgeois aime ou « M » ses Braves Massacreurs…   

Le film de Bouchareb a également l’intelligence de montrer les deux familles endeuillées dans leurs différences socio-culturelles. Réda Kateb interprète avec force et justesse un grand frère de Malik, en colère contre l’injustice. Fort de sa position sociale, il entend bien se défendre contre l’attitude ignoble de la police et porter plainte. Lyna Khoudri qui interprète la sœur de Malik propose plutôt une figure d’intériorisation du drame. En face, Samir Gesmi interprète admirablement le père d’Abdel. En mécanicien désireux de s’intégrer, il subit avec résignation l’arrogance et l’offense de la police. Raphaël Personnaz quant à lui, tient le rôle ingrat de l’inspecteur de l’IGPN que l’on sent légèrement coincé entre sa conscience et la hiérarchie policière. Au final, il manque de courage et préfère le mensonge et la lâcheté à l’honnêteté.

En 1986, Malik et Abdel sont devenus « Nos frangins » par la force de la situation. La fraternité universelle étant l’un des trois beaux principes fondateurs de la République Française, elle ne devrait pas rester une abstraction gravée dans la pierre ou une attitude de circonstance mais être une règle permanente de fonctionnement de nos institutions ainsi qu’une vertu cardinale de nos pratiques sociales.

Salutaire cet anniversaire !

Jean-Pierre Haddad

Nos frangins, Rachid Bouchareb,France,  92 mn. En salle le 07 décembre


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