Après des études en école de commerce, Franck vient faire son stage au service des ressources humaines dans l’usine où son père est ouvrier. Dans le cadre des propositions qu’il doit faire pour le passage aux 35 heures, il suggère d’impliquer les ouvriers par un questionnaire. Écartelé entre le monde patronal et celui des ouvriers – sa famille, ses copains, la responsable syndicale – il se trouve pris dans le piège de sa position de transfuge de classe et découvre que ses propositions vont servir de couverture au patron pour justifier un plan social, prévoyant le licenciement de son propre père.
Après sa trilogie auto-fictionnelle (La banane américaine, Pour que tu m’aimes encore, Le champ des possibles), Élise Noiraud s’est intéressée au monde agricole puis avec ce nouvel opus au monde ouvrier. S’appuyant sur le film éponyme de Laurent Cantet, qu’elle a adapté, elle poursuit son travail croisant le familial et le social. Elle tient soigneusement les deux bouts de l’histoire. Dès le début Franck fait une liste de « je me rappelle », il retrouve ses parents, sa sœur, ses copains. Même s’il ressent que ce n’est plus tout à fait son monde et si la responsable syndicale lui lance « tu as choisi ton camp », il pense qu’il peut participer aux deux mondes. Quand il va comprendre qu’il a servi d’alibi au patron, il ouvre les yeux. S’il se révolte contre la rouerie du patron qui joue la sympathie mais poursuit avec détermination ses objectifs, il comprend aussi comment la honte d’être dans une position dominée au travail infuse dans les relations familiales.
Pour sa mise en scène, Élise Noiraud a choisi d’éviter un décor d’usine, ce sont les bruits des machines, les gestes du travail à la chaîne, qui vont faire vivre le travail ouvrier. Une nappe posée sur une table, devant laquelle les parents semblent regarder la télévision, évoque une cuisine où se concentre la vie familiale ouvrière. Devenue plus grande, la table devient le centre d’une réunion patronale. La metteuse en scène alterne habilement les moments où le collectif est en scène et les duos ou trios. Ainsi quand fils et mère sont chacun isolés à un bout du plateau, on prend conscience que Franck, en dépit de son souhait se trouve désormais coupé de sa classe d’origine. Baptiste Ribrault crée un univers sonore riche : bruits d’usine, musique festive dans un bar où Franck retrouve ses anciens copains ou encore, grand moment d’émotion, Les mains d’or, ode puissante de Bernard Lavilliers au travail ouvrier mutilé par la fermeture des usines.
L’équipe d’acteurs est très convaincante. Benjamin Brenière avec son jean, sa veste et sa cravate est bien ce jeune homme d’origine ouvrière que ses études ont conduit dans le monde des cadres, qui n’est plus parfaitement à l’aise ni dans un monde ni dans l’autre et que sa colère conduira à une scène d’une violence inouïe face à son père, au cœur même de l’usine. François Brunet est ce père habitué à l’humiliation, à baisser la tête, qui ne veut pas faire de vagues. Julie Deyre incarne la mère habituée à jouer celle qui calme le jeu, mais aussi la responsable syndicale déterminée et combative, qui n’est pas dupe des discours patronaux. Guy Vouillot est ce patron, parfois sympathique, parfois cassant, capable de violence verbale et de menaces. Sandrine Deschamps, Sylvain Porcher et Vincent Remoissenet complètent avec talent la distribution.
En croisant l’intime et le politique la pièce rappelle qu’être un transfuge de classe n’est pas un chemin parsemé de roses ainsi que l’ont dit des sociologues comme Didier Eribon ou des romancières comme Annie Ernaux.
Micheline Rousselet
Jusqu’au 22 octobre aux Plateaux Sauvages, 5 rue de Plâtrières, 75020 Paris – du lundi au vendredi à 19h, le samedi à 18h30 – Réservations : 01 83 75 55 70 ou billetterie.lesplateauxsauvages.fr
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