Une femme noire est assise dans un décor blanc aseptisé, avec une table, deux chaises, une fontaine à eau. Où est-elle ? Un homme et une femme, nommés « un » et « deux », l’accueillent aimablement, lui proposant d’enlever son manteau, de boire un verre d’eau. La femme tremble, s’agace de leur bienveillance excessive et par ses remarques, qui mettent à nu tout ce qu’ont d’artificielles les phrases convenues, les met de plus en plus mal à l’aise. On sent que cette femme a vécu quelque chose de terrible, mais quel est l’enjeu de cette rencontre ? On ne le comprendra que peu à peu.
Nouveau directeur de la Comédie de Béthune, Cédric Gourmelon a choisi ce texte de debbie tucker green (l’auteur refuse les majuscules pour son nom et celui de ses pièces en hommage à une intellectuelle nord-américaine bell hooks qui s’interrogeait sur la place des Noirs dans nos sociétés). Cette pièce interpelle fortement les spectateurs en les déstabilisant. Décor et situation qui semblent réalistes, et pourtant on a l’impression d’être dans le futur mais alors un futur très proche, contexte dramatique, et pourtant on sort parfois de ce cauchemar par le rire, mais un rire nerveux.
La jeune dramaturge, déjà autrice de nombreuses pièces, est encore peu jouée en France où l’on avait tout de même pu admirer la mise en scène de mauvaise par Sébastien Derrey il y a deux ans (critique sur le blog). Il faut dire que le travail de traduction pour cette écriture ciselée est complexe et rend d’autant plus remarquable celui fait par Kelly Rivière, Blandine Pélissier et Emmanuel Gayot.
Cédric Gourmelon s’est attaché à ce choc d’écriture que constitue le texte avec ses répliques qui se chevauchent, ses silences, tous indiqués avec précision par l’autrice. Les personnages contournent le sujet central, gravitent autour et c’est dans les trous, où passent tous les non-dits, que se cache l’essentiel, créant une tension à couper au couteau, qui va croissant au fur et à mesure de l’avancée de la pièce. Le metteur en scène a travaillé cette langue avec les trois acteurs avec une très grande précision. « Une » (Frédérique Loliée) et « deux » (Quentin Raymond) tentent de meubler le silence avec des banalités, des politesses qui ne vont qu’accentuer la tension face à « trois » (Laetitia Lalle Bi Benie). Quasi-muette, tremblante, les yeux baissés au début elle va peu à peu intervenir, froide et coupante. Quand « une » va tenter de faire preuve de compréhension, « trois » la coupera avec la colère froide de celle que personne ne peut consoler de l’horreur (dont on ne sait rien d’ailleurs) et qui récuse sèchement ces politesses de façade. Refusant qu’on l’enferme dans le rôle de victime, elle les interrogera avec une froideur et une précision clinique comme le symétrique du rôle qu’on lui a assigné. Tous trois sont formidables.
Avec ce qu’il faut de non-dits, la pièce offre une image à peine futuriste de notre société déshumanisée où les dérives du libéralisme s’empareraient des services publics et où le respect des protocoles dominerait les rapports humains. Une pièce foudroyante que sert avec une grande réussite la mise en scène de Cédric Gourmelon.
Micheline Rousselet
Jusqu’au 27 septembre à la Comédie de Bethune-CDN des Hauts de France, 138 rue du 11-novembre, 62412 Béthune – Réservations : 03 21 63 29 19 – Le 28 février 2023 au Grrranit à Belfort – Tournée 2023/2024 en construction
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