A travers l’expression corporelle, verbale, musicale et chorégraphique de quatre corps animés d’acteurs incarnant des révoltes écloses aux quatre coins du monde (Belgique, Burundi, Canada, France dont Guyane, Haïti, Rwanda), l’auteure et metteuse en scène haïtienne Bérékia Yergeau nous interpelle sur des questions éthico-politiques tout simplement fondamentales. Jusqu’où sommes-nous prêts à aller pour défendre une cause juste ? Une révolte juste peut-elle user à son tour de violence sans se trahir elle-même et/ou valider celle des dominants ? Les dominés peuvent-ils vouloir devenir des dominants ? Peut-il y avoir une domination pacifique et démocratique des dominés d’hier sur les nostalgiques de l’oppression ? Le traitement de ces questions nécessite de réfléchir à froid et en évitant le brouillage des valeurs et des notions morales, il faut donc se défaire de toute réaction passionnée, en particulier de colère mais aussi de haine ou de vengeance.
Entre chiens et loups nous convie à cette interrogation sur la colère et la violence réactive… Mais le théâtre peut-il traiter de cela sans devenir un séminaire de recherche en sciences sociales ? Nous aurions tort d’exclure du théâtre toute dimension heuristique. Il peut fort bien être un lieu de questionnement et de recherche, voire de propositions. Libre à lui de trouver les moyens originaux et artistiques de le faire. Et c’est ce à quoi parviennent avec audace et pertinence Berekia Yergeau assistée de Noémie Petchy et la Compagnie OTEP en tentant d’éviter toute polarisation ou binarité simpliste entre dominants et dominés, moutons et complotistes, vaccinés et non vaccinés… entre chiens dociles et loups féroces.
Certes, le théâtre ne sera jamais l’instrument de la résolution pratique des grands problèmes humains mais, en tant qu’instance culturelle de pensée il a sa place dans toute possible transformation progressiste de la société. Cette fonction pourrait-elle se mettre au service d’une pensée réactionnaire ou simplement conservatrice ? Sans doute (bien que rare), car un outil même sans être un couteau, a toujours « un double tranchant » mais dans la vie sociale comme sur la scène d’Entre chiens et loups, il s’agit de se donner certaines fins plutôt que d’autres.
Le chien est symbole de l’ordre, il est chien de garde au sens propre comme au sens figuré qui fût celui de Paul Nizan (est-il encore lu ?) dans Les chiens de garde (1932) pour dénoncer la philosophie institutionnelle française qui défendait mordicus l’ordre idéologique en place. Sens repris par Serge Halimi en 1997 dans Les nouveaux chiens de gardes, pour dénoncer la petite poignée d’éditorialistes des grands médias qui façonnent l’opinion publique dominante à longueur de unes journalistiques et de plateaux télés. La domesticité du chien et sa servilité, sa soumission à son maitre assurent la pensée « politiquement correcte » et donc complice du pouvoir et de l’ordre établi. En face, les loups montrent les crocs et sont poussés à mordre avec la rage de la révolte. Si elle est souvent inévitable, elle peut se révéler stérile ou contreproductive. Existe-t-il entre les deux une voie moyenne mais haute en humanité? Voie étroite mais salutaire dont nous avons besoin d’entendre la voix. Peut-être la « voie royale » d’une lutte démocratique guidée par une intelligence collective.
Bérékia Yergeau n’entend pas aller jusque-là sur scène. Elle s’emploie seulement à poser le problème comme on plante le décor et d’une façon poétique : « Une vie de chien condamne à avoir une fin de loup. / Chaque bien affronte son mal sans se garder de dépasser les bornes. / De l’aube au crépuscule, le flou persiste. / L’horizon se définit par une fine ligne : la division. / La nuit hante le jour. / Entre chiens et loups. / On ne distingue plus rien. »
Poésie et ironie car il s’agira aussi de décerner ou non « un diplôme de probation à la gestion de la colère » non seulement aux comédiens « volontaires » mais au public… Allez faire le test !
Jean-Pierre Haddad
Avec Ady Batista, Kervens St-Fort, Matilda Pierre et Natasha Kanapé Fontaine ; chorégraphie de Karim Ennoury, musique de Jenny Salgado et lumière de Leslie Sozansky. Au lavoir Moderne Parisien, 35 rue Léon, Paris 75018. Jusqu’au 25 septembre, du mercredi au samedi à 19h, le dimanche à 15h. Relâche les 19 et 20 septembre. Réservation : https://lmp-billetterie.mapado.com/event/111236-entre-chiens-et-loups
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