Un « homme entier » est-ce que cela existe ? Entier, cela veut-il dire sans parties ? Qui n’est pas fait de plusieurs parts comme une part de désirs et une part du sens de la réalité. Donc, qui ne fait pas la part des choses, qui n’a pas de conscience critique de lui-même ni de conscience de l’altérité d’autrui. (Les deux vont de pair.) Bien entendu, il n’aurait pas non plus de conscience du permis et de l’interdit, du bien et du mal… Alors la conclusion s’impose, un tel homme serait un monstre ! Augustin Mal serait-il et pas du tout à cause de son nom, un monstre ? De fait la mise en scène simplissime d’Olivier Lopez nous montre Augustin Mal dans toute l’entièreté d’une monstruosité ignorée, inconsciente d’elle-même. Le personnage est seul sur une scène rehaussée – un échafaud ? – accompagné d’un tabouret de bar et d’une caisse en plastique. Le mur de fond de plateau est un écran qui change de couleur au gré du déroulé du récit mais aucune image réaliste ne viendra s’imprimer sur la toile et le fond d’âme d’Augustin restera désespérément vide, dépeuplé, dépourvu de tout « visage d’autrui » – au sens du philosophe Emmanuel Lévinas (1905-1995) qui faisant de ce syntagme une injonction éthique fondamentale équivalente à « Tu ne tueras point ».
Si Augustin n’est pas un assassin c’est à ses propres yeux par lesquels il semble ne rien voir d’humain au monde qui l’entoure et particulièrement aux femmes qu’il peut croiser. Pourtant, Augustin déclare son goût pour une familiarité sans vulgarité… Mais il ne s’interroge pas sur ce que pensent les bénéficiaires de ses frôlements et attouchements « familiers ». Peu ou pas d’amis, en revanche il va s’attacher à un slip d’homme trouvé au bureau ! Augustin ne perçoit pas autrui comme un être à respecter et le remplace en le destituant de sa personnalité, par des attributs, sous-vêtements par exemple desquels il tire une secrète jouissance. Si Augustin « n’est pas un assassin », il n’est pas loin du parfait pervers !
Le roman de Julie Douard dont la pièce est l’adaptation, réalise la prouesse de dépeindre un personnage vicieux, glaçant et criminel comme s’il était un petit enfant innocent. N’est-ce pas d’ailleurs sur une sexualité infantile régressive faite de pulsions éclatées ou fixées sur des objets que s’ancre l’étiopathie des criminels sexuels ? Le personnage d’Augustin est d’autant plus glaçant qu’il est capable par moment de susciter l’empathie du public qui pourrait le croire dépourvu de toute malignité. Terrifiant et touchant, Augustin serait-il d’une banalité inquiétante ? Le livre est une réussite littéraire et la pièce ne l’est pas moins mais il fallait un excellent comédien pour incarner ce personnage gluant et suintant la fausse innocence. François Bureloup fait le boulot à merveille ! Il prête intelligemment ses airs de nounours et sa silhouette un peu ronde au personnage de « monstre innocent » d’Augustin Mal ! Il incarne la clôture intérieure de son âme d’une manière terrifiante. Impressionnante performance par la gêne et l’effroi qu’elle nous cause.
Mais enfin Augustin Mal est-il un assassin ? D’abord son nom : « Augustin » suggère de la sympathie ou évoque une certaine sagesse de la vie et « Mal » arrive, abrupt, tranchant comme un couperet de guillotine ! Du point de vue moral, ce Mal est condamnable, du point de vue pénal, Augustin serait coupable… Pour le reste, une complexité déroutante. Un mâle prédateur ? Un adulte raté ? Peut-être quelqu’un plus bête que méchant. Nuisible quand même ! Un être entier ou entièrement stupide ? Et si le titre était une dénégation donc un aveu ? On s’interroge bien installé derrière le quatrième mur, un abîme par moments. Il y a cependant une arrière scène, la vraie, celle de la société française où se produit un féminicide tous les trois jours ! Le sujet est grave et engage non seulement l’éthique mais la loi et les tribunaux. Le spectacle y renvoie en sourdine sans rien en dire car son propos décalé nous invite à un jeu d’enquête psychologique.
Merci au théâtre, ce non-tribunal où le jugement n’a ni à punir ni à excuser mais où il peut s’exercer, s’aiguiser en toute liberté.
Jean-Pierre Haddad
Avignon Off. Théâtre des Halles Hors les murs, Conservatoire du Grand Avignon, 1-3 rue du Général Leclerc. Du 7 au 26 juillet, 14h30. Relâche mercredis 13 et 20.
Réservations https://www.vostickets.fr/Billet?ID=THEATRE_DES_HALLES&SPC=17815
Tournée : du 7 au 11 novembre 2022, Le Volcan – Scène Nationale du Havre ; le 13 avril 2023 Théâtre du Château -Scène Nationale d’Eu ; du 9 au 1é mai 2023, L’Archipel -Scène Nationale de Granville
6 juillet, 14h30. Relâche les mercredis 13 et 20.
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