On connaît ce qui arriva à la sculptrice Camille Claudel, sœur d’un écrivain célèbre et maitresse, élève puis inspiratrice de Rodin. Mais qui connaît dans la famille Joyce non pas le père James ni même Nora, la mère, connue par sa correspondance érotique avec l’écrivain irlandais, mais la fille ? Lucia Joyce qui fut élève d’Isadora Duncan aurait pu avoir une belle carrière de danseuse moderne, Mais cela ne plaisait pas trop au papa et le frère, Georgio Joyce, la fit enfermer pour, bien évidemment, la guérir de sa « nervosité ». Joyce ne s’y opposa pas, lui qui avait confié sa fille à Jung. « Comment un père peut-il abandonner sa fille ? » crie notre Lucia… Ce père aurait-t-il légué sa propre folie à sa fille ? Sauf que dans son cas l’écriture et la célébrité lui ont sans doute évité le basculement dans la psychose. La fille ne cessa jamais d’aimer son père alors même qu’elle fut victime de traitements « psychiatriques » violents comme la société sexiste de l’époque en réservaient à de nombreuses femmes internées sous le moindre soupçon de démence voire d’hystérie. Mais où commence la folie ? Dans la névrose familiale ? Dans l’ordre social ? Dans la norme liberticide ? Dans la décision médicale ? Dans l’assignation excluante? Pourquoi vouloir à tout prix discipliner les corps et les esprits en leur interdisant tout régime de mouvement, de pensée et d’action autre que ceux dicté par le conformisme ?
Dans le cube blanc et noir du plateau nu, le corps animé de Lucia triomphe. Il est libre, actif, pas du tout abattu ou vaincu, dansant, parlant, criant, pensant, interrogeant les enjeux familiaux qui l’ont menée à l’enfermement. Le récit débute dans la niche de la régie, dans le dos du public, l’obligeant ainsi à une torsion. Douloureuse ? Vraiment rien à côté de la torture institutionnelle qui s’abattit sur Lucia Joyce, bien et mal nommée puisque la lumière et la joie de son désir-artiste s’éteignirent entre les murs de l’hôpital.
Mais Lucia a sa revanche posthume dans l’espace et le temps de la représentation théâtrale, là où tout redevient présent, là où tout peut être rejoué sinon rétromachiné. Dans un texte d’Eugène Durif et une mise scène d’Éric Lacascade, la performeuse Karelle Prugnaud nous offre le spectacle d’une folie génialement débridée, d’une colère jubilatoire et d’une danse explosive qui redonnent vie, vérité et intelligence à une femme sacrifiée sur l’autel de la renommée du Père. Porté par la scénographie de Magali Murbach et la lumière de Laurent Nennig, le dynamisme inspiré de la comédienne fait corps avec sa parole. Parole de révolte, de contre-assignation à la fausse folie, de revendication d’une folie créatrice trop refusée aux femmes. Le cube de la représentation peut à peine contenir les audaces de Karelle Prugnaud : elle débutait le spectacle en dehors, elle doit parfois en sortir. Apparaît alors l’ange improbable du métathéâtre incarné par le metteur en scène qui vient nous rappeler certes la distance mais aussi toute la puissance de l’art dramatique.
Si l’institution psychiatrique a longtemps été l’agent du Grand Renfermement montré par Michel Foucault dans son Histoire de la folie à l’âge classique (1961), le théâtre est le magicien de la Grande Expression Libératrice. Allez-vous rendre complice de cette fabuleuse antipsychiatrie qu’est la scène d’Artephile transfigurée par le Jeu performatif de Karelle-Lucia.
Jean-Pierre Haddad
Avignon, Festival Off. Artephile, du 7 au 26 juillet à 21h45. Relâche les mercredis 13 et 20 juillet. Réservations : 04 90 03 01 90 et https://artephile.com
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