Une ville est un espace surdéterminé. Les lieux, les endroits, les architectures, les rues et même les trottoirs n’en restent pas à leur fonctionnalité urbaine, à l’usage ils acquièrent une valeur symbolique. Ce n’est pas la même chose que d’habiter en centre-ville ou à la périphérie, sur une avenue ou dans une rue. Quant au trottoir d’en face, ce peut être l’autre rive d’une frontière plus difficile à franchir que celles hérissées de barbelés. « Le trottoir d’en face » est l’expression triviale d’un Eden social à portée de regard mais inatteignable, car il ne suffit pas à celui qui le convoite de changer de trottoir. On pourrait raconter « l’histoire de l’homme au bord de la rivière » qui voudrait aller de l’autre côté où il fait beau alors que du sien il pleut mais ce serait divulgâcher un moment de choix du spectacle… Certains donc voudraient quand même changer de trottoir car c’est là-bas que ça se passe, que la norme protège, que l’on est pas dans l’exclusion mais ce n’est pas si facile de quitter le territoire banni de la société car il est défini pas le regard de l’autre. Difficile aussi pour ceux qui passent sur le bon trottoir d’imaginer ce que cela fait de voir toute la ville soit sur le trottoir d’en face… Sans prendre cette hypothèse absolue à la lettre c’est souvent ce qui arrive physiquement et symboliquement aux SDF ou aux toxicomanes, comme ces consommateurs de crack du nord de la capitale ségrégués et parqués sur un trottoir intra-muros d’abord puis chassés de l’autre côté du périph.
Cette problématique d’anthropologique citadine travaille le spectacle de Catherine Vasseur conçu à partir du livre éponyme de Jean Cagnard. N’allez pas croire cependant que le livre ou la pièce sont rébarbatifs comme une enquête spécialisée de terrain ou une thèse de psychiatrie clinique !
Quand toute la ville est sur le trottoir d’en face (Éditions Espace 34) est un magnifique texte de théâtre. Il est né suite à une résidence d’écriture dans une maison d’accueil de toxicomanes et le dramaturge a reçu pour l’avoir commis le Grand Prix de la Littérature Dramatique en 2018. Accueillie chez Artephile – Bulle de Création Contemporaine, la Compagnie 1057 Roses nous offre un bouquet de poésie sociale avec épines mais sans lamentations, un cri tripal qui se mue en hymne à la libération.
Sur scène, c’est un huis-clos ou presque entre le résident et l’éducateur. Les murs sont d’un blanc-gris un peu triste et froid mais leur axe est oblique et cela laisse entrevoir une perspective, une diagonale qui ne serait pas surtout pas celle du fou mais celle de la libération. Cette ligne de fuite est vivante, elle respire. Elle avance parfois, réduisant l’espace de jeu quand celui du Je devient étouffant. Elle recule quand le moi du résident-résistant reprend son souffle, augmente son espérance, gagne en lucidité ; comme quand il met en difficulté le soignant en retournant le rapport de demande, donc de domination… Alternance d’angoisse et de noirceur avec allégresse et jubilation. Quand le toxico reprend du poil de la bête, tout devient plus lumineux et le trottoir d’en face s’estompe dans la clarté, plus de rue à devoir traverser, inutile d’aller habiter le paradis artificiel du plus grand nombre. Simplement faire son chemin de vie. Julien Defaye dans le rôle du résident toxico joue admirablement cet homme défait, parcouru d’une faille insondable mais qui s’accroche pour décrocher. Hallucinant de vivacité et de véracité, il ne joue pas mais fait exister devant nous, dans ses chairs, par son corps, ses gestes et sa voix, l’agitation, la souffrance, le découragement ou l’espoir, le rêve d’un ailleurs radieux. La chute et le désir de vivre alternent sans cesse dans son personnage fractionné, en équilibre précaire : « Sur le seuil. Je suis sur le seuil. J’avance sur place, je n’avance pas. Derrière moi, la vie devant moi, la vie. C’est quoi la vie ? je suis sur le seuil. »
Face à lui, Vincent Leenardt donne le change et offre un vis-à-vis jouant subtilement entre la norme contraignante et l’ouverture vers les possibles, comme lorsqu’il dépose sur la table du toxico des fleurs en déclarant qu’elles viennent d’arriver pour lui et que c’est « son courage ».
« Le Résident. – Un jour, je partirai d’ici. Bientôt. L’Éducateur. – j’espère bien. (…) Le Résident. – ce jour-là, je me lèverai et il y aura un oiseau dans chacune de mes chaussures. Voilà, c’est tout. Il n’y a rien d’autre à dire. L’Éducateur. – Tu hais les oiseaux. Le Résident. – Tu retardes. Maintenant, je les aime peut-être un peu grâce à toi. »
Qui de la noirceur ou des fleurs gagnera le(s) face-à-face, celui des deux hommes, celui des trottoirs, celui intérieur du toxico ? Il y a le « trottoir d’en face » qu’un président bien connu désigne comme celui où « ça se passe », où les enseignes brillent, nous enjoignant à traverser la chaussée. Mensonge de rue ou de cour (au sens monarchique) ? Il y a celui des parias, trottoir très noir mais par manque d’éclairage public.
Le spectacle de Catherine Vasseur et de Jean Cagnard jette une lumière éblouissante, poético-politique sur ce qui ne devrait pas cesser d’être un même espace commun, la rue de tous. Il invite le trottoir d’en face à regarder de l’autre côté.
Toute la ville gagnerait à aller voir Quand toute la vile… !
Jean-Pierre Haddad
Avignon, Festival Off, à Artephile, 7 rue du Bourg Neuf. Du 7 au 26 juillet, à 11h55. Relâche les 13 et 20 juillet. Réservation : 04 90 03 01 90 et https://www.vostickets.net/billet?ID=ARTEPHILE&SPC=13675
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