Annie Ernaux nous a habitués à creuser le sillon de l’intime tout en y cherchant ce qui l’inscrit dans la réalité sociale et historique. L’autre fille est probablement l’un de ses écrits les plus personnels. Elle y raconte comment, au hasard d’une conversation de sa mère avec une cliente, elle a découvert à dix ans l’existence d’une sœur morte de la diphtérie bien avant sa naissance. Non seulement, petite elle avait dormi dans le lit de cette sœur, mais c’est avec son cartable qu’elle avait fait sa rentrée à l’école. Ses parents ne lui avaient jamais parlé de cette sœur, « absente de toutes les conversations », mais ce jour-là sa mère dit à voix basse à son interlocutrice « elle était plus gentille que celle-ci », ce qui ouvre un gouffre sous ses pieds, elle qui se croyait unique, incomparable. Elle a gardé le silence et ses parents ont gardé le secret. Ce texte est une lettre écrite à cette sœur inconnue dont la découverte l’a obligée à se construire autrement et à qui elle dit « Tu es morte pour que j’écrive »

La mise en scène de Jean-Philippe Puymartin et Marianne Basler est très sobre, un bureau derrière lequel est assise la comédienne et au fond une porte fermée sur les secrets du passé. Marianne Basler écrit et on a l’impression de voir Annie Ernaux. Elle regarde la salle comme plongée dans sa réflexion. Parfois elle se lève, regarde les rares photos de cette sœur effacée des conversations, six en tout, dont seulement deux retrouvées dans les affaires de sa mère. Dans la petite salle des Déchargeurs elle semble s’adresser à chaque spectateur pour lui faire part de ses réflexions et le prendre à témoin de son histoire. Elle s’adresse à cette sœur qu’elle n’a pas connue, dont elle ignorait même le prénom, et dont elle dit que ses parents n’étaient pas les mêmes que les siens, puisqu’ils étaient plus jeunes, plus enthousiastes à l’époque du Front Populaire alors qu’elle est née après la guerre de parents moins juvéniles qui avaient connu les douleurs de la guerre. Quelques sons comme surgis de sa mémoire viennent accompagner la réflexion de l’auteur, des cris d’enfants qui jouent se mêlent aux cris des mouettes, des bribes de chanson que lui chantait sa mère et quelques phrases en patois normand qui l’ancrent dans le pays natal. Le regard intense, la comédienne devient pour nous Annie Ernaux concentrée sur un travail de mémoire devenu obsessionnel. Et quand elle dit à cette sœur « Peut-être que j’ai voulu m’acquitter d’une dette imaginaire … ou bien te faire revivre et remourir pour être quitte de toi, de ton ombre. T’échapper. Lutter contre la longue vie des morts », on est bouleversé.

Micheline Rousselet

Du 7 au 23 juillet à 11h, Théâtre de la Reine Blanche, relâche les 12 et 19 juillet


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