Le public entre et s’installe, la famille M est déjà-là. Elle nous attend ? Non, elle est là, dans son existence, son être-là. Avec sa maladie ? Oui ! C’est du moins ce que vient nous dire de l’arrière de la salle son médecin (de famille). Quelle maladie ? On ne la nomme pas mais on comprend que toute la famille est malade. Le fiancé d’une des filles est également malade et même le copain du fiancé. Sans doute aussi le médecin ! Tout le monde est malade ? Oui et nous aussi ! « C’est grave docteur ? » C’est surtout que ça ne se guérit pas, en revanche ça se soigne ! « Soigner » et « songer » remonteraient à la même étymologie… quel rapport ? Mais oui ! Prendre soin d’autrui comme de soi-même, il faut y songer, y penser, avoir le soin ou le souci de soi ou de quelqu’un d’autre ! De quoi sommes-nous malades sinon de ne pas nous occuper de nous individuellement et collectivement, de ne pas considérer l’existence comme réclamant du soin et du sens ? De toute façon, on sait depuis Le normal et le pathologique (1966) de George Canguilhem (1904-1995), que ce qui est pathologique ou anormal socialement est facile à diagnostiquer mais pas facile à guérir car nul ne sait à l’avance ce qu’est une famille ou une société saine comme on sait par expérience ce qu’est un corps sain. La santé sociale doit toujours être inventée. En attendant, on peut toujours penser aux autres, prendre soin d’eux, par l’écoute et l’échange, s’aimer sans avoir peur de s’attacher (ou de se détacher), avoir de l’affection au lieu de rester muré dans la forteresse intérieure d’un ego solitaire pas solidaire. Tel est véritablement l’enjeu dramatique de La maladie de la famille M, pièce déjà mise en scène par son auteur au Vieux Colombier en 2011. Né à Gênes en 1976, Fausto Paravidino est une sorte d’Harold Pinter italien. Son théâtre résolument contemporain nous installe dans notre quotidienneté et en fait surgir des problématiques existentielles ou relationnelles aussi cruciales que banales. Qu’il traite de la rupture amoureuse (Exit) ou des révoltes de la jeunesse altermondialiste (Gênes 01), il le fait toujours simplement, de plain-pied avec le réel, en donnant à réfléchir par le jeu et l’action, sans s’interdire de petits effets de mise en abîme, comme ici avec le médecin. De son art tout en finesse, Paradivino repère et provoque le drame dans la trivialité des situations.

L’intelligente mise scène de Théo Askolovitch (également sur scène dans le rôle de Flavio) a parfaitement saisi et restitué cette théâtralité à la fois évidente et subtile. Nulle fioriture, un dispositif scénique réaliste mais diffracté en autant de lieux que d’actions. La famille M (qui se s’M pas assez) est sans Mère, échouée sur le rivage du manque affectif, entre gravité et légèreté. Les jeunes adultes du clan et leurs amis vont et viennent, vivent sur la défensive, ne communiquent qu’en argumentant contre l’autre en s‘efforçant d’avoir toujours raison, petits mensonges, suspicions, colères, mutisme, maladresses font le quotidien de la famille M (« famille » sans M donne « faille »). Du côté des hommes, c’est compliqué. Si Flavio parvient à faire lien avec tous, le fiancé (Thomas Rio) est immature en amour, le fils aîné (Tigran Mekhitarian) est resté un enfant, et le père (Ghislain Decléty), lucide mais impuissant, est sur la défensive : « je ne suis pas vieux, je suis malade ».

Salle et scène, mises en charnières dès le début par la médiation du médecin, interprété par Marilou Aussilloux, deviennent des lieux cliniques en miroir : maladie de la famille M ou condition humaine universelle. Vivre dans une précarité relationnelle où santé et maladie ne s’opposent plus mais se complètent. N’aimons-nous pas notre famille malgré les manques, les souffrances ? Est-ce si anormal ou pathologique de ne pas savoir communiquer pour notre bien ? Est-ce si rare ou « normal » de vivre sans faire ce que l’on désire ? Tellement banal ! Faut-il en rester là ? Quand une tendance est laissée en roue libre, elle finit pas s’épuiser et créer les conditions de son dépassement. Sans guérir, il faut alors « passer à autre chose ». Dans la pièce, après la survenue d’un moment banalement tragique, seules les sœurs (Délia Espinat Dief et Constance Guiouillier) songeront à se réinventer.

Un auteur et un metteur en scène dotés d’une belle santé. On M deux fois !

Jean-Pierre Haddad


Théâtre de La Cité Universitaire, Paris. Reprise entre le 13 le 29 mai au théâtre de la Reine Blanche, 2 bis Passage Ruelle, 75018 Paris. Réservations : 01 40 05 06 96 et https://www.reineblanche.com/calendrier

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