Lorsqu’il entre dans la pièce par la porte rouge, il demande au portier s’il est le bourreau et où sont les instruments de torture. Il sait qu’il est en enfer, mais il n’y a rien de ce qu’il imaginait, pas de fenêtre, pas de miroir, pas de lit, pas même de dentifrice, juste une sonnette pour appeler, mais en général sans résultat. De toutes façons il n’y aura plus ni jour, ni nuit, juste des lumières toujours allumées et cette porte fermée. Il se résigne à rester là, sur son canapé rouge que le portier vient de débarrasser du plastique protecteur qui le recouvrait. C’est alors que la porte s’ouvre et que le portier fait entrer une femme, Inès. Exaspérée, elle réclame Florence, qui n’est pas là, pense que l’homme présent, Garcin, est le bourreau. Le temps de s’installer sur son canapé bleu et d’entamer les hostilités avec Garcin, la porte s’ouvre à nouveau. Le portier introduit Estelle, bourgeoise coquette et écervelée. Le portier leur annonce qu’ils sont désormais au complet. L’éternité pour eux peut commencer, une éternité en enfer.
La pièce de Jean-Paul Sartre créée en mai 1944 à Paris, à la veille du Débarquement, provoqua un scandale. On parla de « pièce vénéneuse », on s’offusqua du « vice hors nature d’Inès » et de l’inhumanité d’Estelle. On garde de la pièce la phrase « l’enfer c’est les autres » mais Sartre a toujours dit que cette phrase avait été mal comprise, qu’il n’avait pas voulu dire que nos rapports aux autres sont toujours empoisonnés. « Je veux dire que si les rapports avec autrui sont viciés, alors l’autre ne peut être que l’enfer… les autres sont au fond ce qu’il y a de plus important pour notre propre connaissance de nous-mêmes… Nous nous jugeons avec les moyens que les autres nous ont donnés de nous juger ».
Jean-Louis Benoit s’est intéressé à la pièce de Sartre parce qu’elle lui paraissait un appel à la liberté en se débarrassant de la dépendance et du jugement des autres. Chacun des trois damnés va être contraint d’arracher le masque qui camouflait son mensonge et sa lâcheté et révéler les actes qui l’ont conduit en enfer. Chacun devient inéluctablement et pour l’éternité le bourreau des deux autres, car il sait qui ils sont, des salauds.
Dans un décor clos, où l’œil est attiré par une grande porte rouge qui ne s’ouvrira plus, trois canapés, un rouge, un bleu, un aubergine sur lesquels chacun se replie quand la tension devient trop grande. Régulièrement les acteurs s’avancent en bord de scène comme s’ils voyaient dans la salle les vivants qui parlent d’eux mais qu’ils ne peuvent plus rejoindre puisqu’ils sont morts.
Trois acteurs vont exceller dans ce jeu de massacres où les alliances ne tiennent qu’un moment, où l’espoir de se faire aimer n’est qu’une manœuvre vite déjouée. Maxime d’Aboville (en alternance avec Guillaume Marquet) est Garcin, le journaliste pacifiste. Il joue d’abord l’homme posé, poli face à l’agressivité d’Inès qui déteste et méprise les hommes, mais se révèle vite comme un lâche et un Don Juan de pacotille qui a torturé sa femme la poussant au suicide. Mathilde Charbonneaux joue la coquette écervelée toujours prête à séduire l’homme qui passera à sa portée. Elle virevolte, joue de sa jupe et de ses cheveux pour attirer Garcin, se refuse aux avances d’Inès et après avoir joué les innocentes, victime d’une erreur de jugement, finit par révéler sa monstruosité. Marianne Basler campe une Inès cynique et lucide, elle sait qu’en les réunissant rien n’a été laissé au hasard. Elle ne peut s’empêcher de tenter de séduire Estelle alors qu’elle sait que c’est peine perdue, et laisse paraître sans chercher à la cacher la haine qu’elle a pour Garcin, un homme, et un lâche de surcroît.
Portée par ce trio d’acteurs formidable la violence, l’ironie de cette courte pièce, ses formules qui claquent en s’imprimant dans la mémoire, séduisent toujours les spectateurs.
Micheline Rousselet
À partir du 2 février au Théâtre de l’Atelier, Place Charles Dullin, 75018 Paris – du mardi au samedi à 19h – Réservations : 01 46 06 49 24
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