« Elles vivent » Mais quoi ? Les bestioles des bois ? Les start-up d’une com à vide ? Les forêts de grands arbres loin des villes ? Nos vieilles démocraties essoufflées ou les plus récentes déjà corrompues ? Les données numériques dans le secret des algorithmes ? Les stéréotypies sclérosantes des médias dominants?
Deux amis se retrouvent au milieu des bois dans une utopie peu éloignée et une achronie très présente. Ils nous ressemblent ou plutôt sont la caricature de nos décideurs, start-uppers, communicants, etc. Jeunes pousses au milieu de vieilles souches. Sauf qu’ils ont franchi le périphérique et donc pris la tangente…
Ce non-lieu leur convient parfaitement pour repenser et panser la communication sociale. Les bois, c’est parfait on peut faire feu de toute idée ! Car c’est d’elles, les idées, dont il s’agit : « elles vivent ! » Découverte génialissime : les idées sont des êtres vivants. Du moins, il faut le croire et il suffit de le croire pour que tout change ou que tout soit modifiable par des idées, les bonnes ! En forêt, ils sont à l’affût des Pokémons logomorphes, incarnation comique des idées. Ils ont aussi leur start-up : PCM, non pas Parti communiste moderne mais Plateforme, Contexte, Modalité, c’est plus branché. Objectifs : améliorer la concorde et la démocratie, changer les formes du débat politique, passer de la joute verbale où personne n’écoute personne à une éthique de la discussion faite de respect et de bienveillance. Leur utopie, c’est l’idée qu’en se comprenant mieux, on augmente les chances d’être en accord. Tout cela dans la bonne humeur, les papillons, les fleurs sauvages et pas mal de nouvelles technologies… Et les contenus ? Peu importe ! Inflation et saturation des opinions risquant de mener à une dévaluation générale du sens.
Mais comment atteindre la concorde ? La placébologie ou la magie paradoxale, voilà la trouvaille. Une magie qui n’a rien de magique et tout de surprenant car il suffit d’y croire pour que ça marche. Pour y croire, comme nous aimons bien avaler des pilules en France (et ailleurs), pourquoi ne pas proposer une pilule placebo qui, au lieu de nous rester en travers de la gorge, nous ferait croire à la nouvelle entente sociale ? Mais ne faut-il pas déjà y croire pour l’avaler ? Réédition du problème de l’œuf et de la poule? La solution est dans l’omelette qui ne se fait pas sans casser d’œufs, pondus par des poules ! Peu importe d’où vient l’idée si elle est désirée ou désirable. Au XVIIe siècle, un penseur parfaitement citadin, Spinoza (1632-1677), le disait déjà : « Le désir est l’essence de l’homme ». Pas une essence supérieure, mais une essence dans le moteur : nous carburons au désir. Et les idées pour le philosophe hollandais relèvent de cette dynamique désirante, vivante et parlante : « Les idées ne sont pas des peintures muettes sur un tableau ». Idées fausses ou vraies (préférables pour connaître et mieux agir), mais toujours des idées, des façons d’être affecté et « des récits des choses en nos esprits ».
Tout en étant une satire cruelle et cocasse de l’état dégradé du débat social, le spectacle d’Antoine Defoort aidé de Lorette Moreau est philosophique : réflexion critique sur un autre échange et partage des idées, projet d’un nouvel être ensemble ? Du énième degré certes, mais aucun cynisme dans cette farce politique originale et drôle dans l’écriture, la mise en scène et la scénographie, décapante et revigorante dans la satire.
Le collectif est d’ailleurs une méthode de travail pour la coopérative l’Amicale à laquelle appartient Antoine Defoort. Sur scène, il maîtrise l’art du jonglage avec les mots et celui du trapèze volant dans le jeu déjanté. La scénographie hight teck – restons dans le bois – de Marie Szersnovic est insolite et accueillante. Defoort est bien accompagné dans son parcours forestier par Sofia Teillet, Alexandre Le Nours et Arnaud Boulogne. Musique de Lieven Dousselaer et création sonore de Mélodie Souquet. On note que la distribution fait une place au « bricolage » de Sebastien Vial et Vincent Tandonnet, ainsi qu’à un « conseiller logomorphe » qui n’est autre que l’« Esprit de la forêt » lui-même ! Peut-on souhaiter de meilleurs auspices ?
A la fin du spectacle, le bois devient bâton, non pas pour frapper à rebours les fameux trois coups, mais pour nous initier à un rituel placebo et chorégraphique plein de sagesse…
Jean-Pierre Haddad
Au 104, 5 rue Curial, Paris 75019. Jusqu’au 27 janvier; trois horaires différents, relâche dimanche, lundi. Réservations au 01 53 35 50 00 ; infos : https://www.104.fr/fiche-evenement/antoine-defoort-elles-vivent.html et billetterie.104.fr
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