Un couple de quinquagénaires embourgeoisés et sans enfant. Dans leur salon trône un grand aquarium… Ils sont comme leurs poissons tournant en rond dans un espace clos aux parois transparentes avec l’illusion d’être au monde et libres. Dorian et Fanny s’aiment. Elle a cependant voulu proposer une chambre de leur grande maison en location à une étudiante. Alice est sur le point d’arriver, elle est en philo et a 21 ans. Ils l’attendent un peu anxieux. Comme cela va-t-il se passer ? Pourquoi vouloir bousculer cette existence routinière mais paisible, leur confort conjugal ? Le risque majeur serait de se comporter comme les parents qu’ils n’ont pas été, ou pire comme des grands-parents car ils ne sont plus tout jeunes. Cette proposition de chambre d’étudiant n’était-elle pas pour Fanny une tentative de rejouer la question de l’âge en invitant sous son toit la nouvelle génération avec son langage, ses codes, sa révolte, sa rage, son intransigeance ? « La mort est le résultat d’une équation mathématique universelle. » lance-t-elle. Mais une équation n’est jamais résolue avant sa conclusion… Fanny a un fort désir de rester non seulement en vie, mais vivante – « Vivant(e) de corps et d’esprit » comme le chante Bertrand Belin. Alice les déstabilise, c’était couru mais Fanny va s’engouffrer dans les brèches ouvertes par la jeune femme, voire la dépasser en émancipation. Avancer en âge soit, mais se faner, Fanny le refuse. Elle marche dans les pas de l’étudiante, repend ses mots, sa vitalité et ose franchir les portes de l’université. Fanny veut comprendre son temps, non pas redevenir jeune, mais être dans le renouveau culturel que porte chaque nouvelle génération. Elle ne veut pas rester à voir défiler l’époque actuelle depuis ce qu’il lui reste de la sienne. Elle veut monter dans le train des choses, pas rester en gare comme quand on croit avancer alors que c’est le train d’à côté qui démarre. Le point de bascule arrive : Alice se retrouve enceinte et Fanny prend un studio, non pas pour quitter Dorian, juste pour avoir une « chambre à soi » comme dirait Virginia Woolf. Fanny n’est Fanny, celle de Pagnol, coincée de tous côtés par le patriarcat. Sur le conseil d’un de ses poissons, elle plonge et s’immerge dans la vie, dans l’actuel, dans le mouvement des idées, portée par un désir de participation. Et Fanny apprend vite et navigue déjà au milieu d’une forêt de nouveaux concepts alternatifs qui structurent la critique et la révolte de la jeunesse, non-binarité, pansexualité, intersectionnalité. Elle est comme un poisson dans l’eau des questionnements de l’époque, elle est femme mais surtout « sénior », catégorie stigmatisée par les décideurs de « la vie active ». Fanny refuse d’être assignée à la vieillesse. « Vieillir c’est être à l’extérieur de la pensée qui se transforme »… La jeunesse est donc dans la contraposée ! L’engagement et le courage de Fanny nous émeuvent.
Gisèle Torterolo joue cette Fanny avec détermination, gaité, humour et audace. Le rôle lui va forcément bien puisqu’elle a l’âge du personnage mais son grand talent et son implication particulière dans le rôle décident du bonheur que nous avons à la voir évoluer sur scène et dynamiser la pièce. Rémy Barché a fait plus que la mise en scène puisque c’est de lui qu’est venu l’idée de créer un rôle pour la comédienne sénior qu’est Gisèle Torterolo et c’est à l’auteure québécoise Rébecca Déraspe qu’il s’est adressé pour faire naître Fanny. Daniel Delabesse pour Dorian et Elphège Kongombe pour Alice lui donnent la réplique avec justesse et humour. La scénographie de Salma Bordes est efficace certes, mais surtout alerte et colorée par une création de lumières de Florent Jacob résolument dans les tons de notre modernité. Saluons l’utilisation de la vidéo sur écran cinémascope, elle est non seulement judicieusement conçue en fonction des moments de l’intrigue mais elle crée une réalité théâtrale augmentée quand Fanny prend son envol dans l’époque et réenchante son existence. N’oublions pas les nombreuses voix off et les figurants des qui viennent en image peupler la nouvelle vie de Fanny.
Face à nous, sur la scène du Théâtre Ouvert de plain-pied avec la salle, c’est tout un pan de notre vie sociale, politique aussi au sens large, qui est non pas « représenté » mais convoqué, présenté ou présentifiée – non pas rendre présent ce qui serait absent mais rendre présent à la conscience ce qui est présent dans le réel mais occulté, selon Sartre ; à savoir qu’aucun décret ne peut faire s’arrêter la vie et le théâtre à cinquante ans.
Jean-Pierre Haddad
Théâtre Ouvert, 159 avenue Gambetta, 75020 Paris – Jusqu’au 23 janvier. Mardi et mercredi à 19h30, jeudi et vendredi à 20h30, samedi 15 janvier à 18h, samedi 22 janvier à 20h30, dimanche 23 janvier à 16h00. Lundi relâche. Infos et réservations 01 42 55 55 50 ou resa@theatreouvert.com
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