Nous connaissons tous la pièce de Racine qui traite en vers et contre tout du charivari de l’amour. Ce n’est pas un hasard si L’amour fou de Jacques Rivette (1969) se déroulait pour moitié sur un plateau de théâtre où les comédiens répétaient la pièce et en prolongeaient la thématique dans la vie. Au lendemain de la Guerre de Troie les tourments amoureux des personnages prennent sens sur fond des enjeux géopolitiques du monde grec difficilement uni contre Ilion et tiraillé par des rivalités internes. Abstraction faite de ce contexte historique, il reste le déchirement affectif entre et à l’intérieur de chacun des personnages, tiraillements entre passion amoureuse non réciproque, codes d’honneur et ambition. Dès lors le drame acquiert une dimension tragique et universelle. Éros se retrouve embarqué avec Thanatos et les beaux sentiments finiront souillés de sang. Anne Coutureau a su retenir l’essentiel de cette pièce si célèbre et le mettre en scène brillamment.
Sur le vaste parquet de la salle de pierre du magnifique théâtre de L’Épée de bois, une bande de jeunes acteurs rejoue le drame éternel de l’amour contrarié avec énergie et audace. « Ne puis-je savoir si j’aime ou si je hais ? » s’interroge Hermione au désespoir. Oreste aime Hermione qui n’a d’yeux que pour Pyrrhus qui lui aime Andromaque, veuve inconsolable d’Hector tué devant les murailles de Troie par Achille, père de son soupirant. Chaîne d’amour à sens unique dont le dernier maillon est un mort… Pour clore le tableau, de la réussite du projet amoureux de Pyrrhus dépendra le sort d’un enfant fils d’Andromaque.
Cette course folle à l’obtention improbable du consentement de l’autre est menée en deux heures vingt de jeu sans entracte mais avec entrain et vivacité. Oreste, fils d’Agamemnon, est porté par Théo Askolovitch également à l’affiche de 66 jours (un seul en scène dont il est aussi l’auteur au Théâtre La Flèche de Paris). Son jeu « méditerranéen » sied à merveille à son personnage qui bien que racinien reste grec ! Voix chaude et gestuelle généreuse, il fait vivre un Oreste pétri de contradictions mais attachant. En un sens, la touche méditerranéenne est générale : chaque comédien incarne son personnage avec fougue, engagement, passion et à l’instinct – C’est là que « le jeu de tête » théorisé par Diderot doit être le plus poussé. Hermione incarnée par L’Éclatante Marine devient une jeune femme hardie et déterminée. Le personnage de Pyrrhus joué par Louka Meliava prend toute sa dimension d’arrogance juvénile et de fragile toute-puissance. Quant à Éléonore Lenne incarnant Andromaque, son jeu convoque la beauté du tragique et le pathétique de l’écorchée vive. La comédienne parvient à condenser et restituer toute la violence de la situation dans un registre sombre et éclatant : déchirement d’une veuve insultée par les avances de son geôlier et sacrifice d’une mère tentant de sauver son enfant au prix de son honneur. Les seconds rôles Bellamine Abdelmalek pour Pylade, Clara Foubert pour Céphise, Sébastien Gorski pour Phoenix et Alexiane Torrès pour Cléone sont des rôles de serviteurs des quatre protagonistes. Ils sont intelligemment joués comme des extensions ou des variations physiques et mentales de leurs maîtres, ce qui double le volume théâtral de ces derniers : deux corps au service d’un seul personnage. Les costumes de Frédéric Morel sont d’une grande élégance et leur distribution chromatique entre les personnages pleine de subtilités. Sur certains visages, un maquillage expressionniste de Laetitia Rodriguez suggère des peintures guerrières, la hache de la passion est déterrée ! Ces huit corps incandescents de désirs ou épris de devoirs font vibrer l’espace nu de l’Épée de bois et nous avec.
Passions, fureur et sang. N’oublions pas la langue. L’impressionnant travail d’Anne Coutureau avec ses comédiens parvient à rendre l’alexandrin naturel, comme s’il était le phrasé adéquat de nos sentiments. Le vers racinien est scrupuleusement respecté et scandé avec justesse. En même temps, le jeu des comédiens le traduit en gestes et affects, une rhétorique des corps accompagne ainsi celle du discours. Il y a le texte, il y a aussi la danse. Les chorégraphies très expressives de Serena Malacco dans les mouvements de lumière de Patrice Lecadre et sur une musique de Woodkid font liens entre les actes de façon paradoxale : à la fois allégories de l’action passée et invitation à une méditation du public, respiration avant la déferlante suivante de l’intrigue.
Racine est bien sûr éternel, son œuvre n’a pas d’âge mais le dynamisme, l’énergie et l’implication de cette jeune troupe de la compagnie du Théâtre Vivant lui redonnent une jeunesse et une vitalité dont notre époque a bien besoin.
Jean-Pierre Haddad
Théâtre de l’Épée de bois, Cartoucherie de Vincennes, Route du Champ-de-Manœuvre 75012 Paris.
Du 06 au 23 janvier, du jeudi au samedi à 21h, le dimanche à 16h30. Infos et réservations 01 48 08 39 74ou https://www.epeedebois.com/
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