Louis, un professeur quinquagénaire, a une relation sexuelle avec Géraldine, sa doctorante. La scène se passe chez lui. N’est-ce pas incongru pour un entretien d’étape sur des recherches ? L’invitation venant du prof n’est-elle pas déjà « de trop » dans le cadre d’une direction de thèse ? Dans les jours qui suivent, l’étudiante saisit la Commission disciplinaire de l’Université en dénonçant cette relation comme non consentie. La mécanique sournoise de la domination masculine aurait joué son rôle d’assujettissement au désir de l’autre, un autre mais toujours le même, le mâle. Le désir souverain recrée sans cesse son autre et lui assigne un désir vassal. En même temps, le poison de la honte se distille dans le corps de la proie, produisant en elle les conditions de sa passivité. Cette honte ne devrait-elle pas plutôt être celle de l’agresseur, celle du professeur animâlement réduit à sa petite pulsion sexuelle ? D’autant qu’un autre pouvoir, et son abus, sont aussi en jeu, puisque le directeur est le futur évaluateur du travail de l’étudiante.

Une commission disciplinaire n’est pas un tribunal et la différence est capitale : l’affaire sera examinée et jugée par des pairs, deux collègues : un homme, Mathieu, et une femme, Clémence. Si l’agression est établie, l’institution universitaire peut-elle maintenir en place l’auteur ou doit-elle le mettre à pied ? Le problème n’est pas juridique et pénal, mais professionnel, sociétal, de mœurs…  Il ne s’agit pas de se prononcer selon la loi, mais selon ce que l’on veut pour une institution et pour les relations sociales qui s’y tissent. En un mot, le vrai tribunal devant lequel nous sommes également convoqués est celui de notre propre culture sociale. Pouvons-nous admettre encore longtemps les rapports de pouvoir entre les sexes ? Voulons-nous continuer cette partie interminable de ping-pong de la honte ? Au-delà des faits, Clémence pose la bonne question : « Quelle fin voulons-nous donner à cette histoire? » Et de vouloir que cette fin ne soit pas tant juste que belle ! 

Ce théâtre si grave soit-il ne cesse d’être poétique. Il est une fabrique de rêve, ou d’anti-cauchemar ; une fabrique d’utopie. Il est donc aussi profondément politique, au sens grec du terme, il engage une réflexion sur la cité, ses valeurs, ses pratiques, ses normes ; il interroge ce que doivent être les relations humaines pour permettre un vivre ensemble utile et souhaitable à tous.

La mise en scène de Jean-Christophe Blondel est fort intelligente ; elle est même performante, au sens où elle produit des effets de réalité nous impliquant… La scène d’invitation-agression occupe une première partie, auditions et plaidoiries les suivantes, le tout rythmé par la guitare de Rita Pradinas, son électrique bien sûr ! Saluons donc la scénographie de Cerise Guyon. Les interprètes, John Arnold (Louis), Noémie Pasteger (Géraldine), Pauline Sales (Clémence) et Yannik Landrein (Mathieu) jouent un texte dense mais avec une grande justesse et ce qu’il faut d’humour. Notons que l’acuité philosophique de l’œuvre est incarnée sur scène à la nuance près, le jeu physique des acteurs exprime avec talent les dimensions critiques, analytiques et sociologiques de la pièce. Parlons donc de son auteur, François Hien également romancier et enseignant de cinéma. Son texte est une véritable prouesse, car tout y est : la triste banalité de la domination de genre, la question institutionnelle, le contexte Me Too en filigrane et les perspectives de son dépassement, mais aussi de multiples et subtils clins d’œil allant de La honte de Bergman à celle d’Annie Ernaux, en passant par La domination masculine de Bourdieu. Cependant, le dramaturge a su couler ce tout dans le creuset d’une œuvre aussi originale que nécessaire. Au passage, ce texte engagé cite Friedrich Nietzsche : « J’ai combattu longtemps dans le camp de mon ennemi, il est temps de rejoindre mon camp ». Rendons-lui son écho nietzschéen : « Il est temps que l’humain plante le germe de sa plus haute espérance. »

En attendant que le réel qui inspire la pièce soit aboli, dépassé par le haut, comment celle-ci se termine-t-elle ?

Allez voir La Honte et vous le saurez… Mais sachez d’ores et déjà que le dernier mot revient à l’étudiante !  

Jean-Pierre Haddad

Jusqu’au 30 novembre, au Théâtre de Belleville, 16 Passage Piver, 75011 Paris – Lundi et mardi 21h. dimanche 20h. relâche le 16 novembre. Infos et réservations au 01 48 06 72 34 ou  www.theatredebelleville.com

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