L’Anversois Guy Cassiers signe là une mise en scène qui fera date. Il aime la littérature russe et ne recule pas devant les adaptations. Son goût pour l’histoire politique de l’Europe et les personnages solitaires, voire asociaux le prédisposait à s’intéresser aux Démons de Dostoïevski.
Dans ce roman Dostoïevski s’inspire du procès intenté à Netchaïev, un révolutionnaire nihiliste qui prônait la violence pour créer le chaos en Russie afin de renverser l’ordre établi. Mais l’analyse de Dostoïevski va au-delà. Il en fait un pamphlet où sont dénoncés aussi bien l’aristocratie, bien installée dans sa position sociale tout en se gargarisant d’anciens penchants révolutionnaires oubliés depuis longtemps, que les jeunes révolutionnaires qui, fascinés par tous les ismes (athéisme, nihilisme, matérialisme) et ne croyant plus qu’en la violence, s’éloignent de la foi orthodoxe et du peuple russe. L’aristocratie est représentée par Stepane Verkhovenski, un intellectuel veule et parasite, qui vit sur sa gloire passée au crochet de son amie et protectrice Varvara Stavroguina, froide et autoritaire. Tous deux se trouvent confrontés à leurs descendants. Nikolaï le fils de Varvara, immoral, cynique, nihiliste n’écoutant que ses désirs, est aimé par trois femmes, Dacha, fille d’un serf éduquée par Varvara, Liza, une riche héritière et Maria, une femme perturbée qu’il a épousée secrètement. Piotr, qui n’a que mépris pour son père Stepane, est un mégalomane cynique. Pour lui les hommes ne sont qu’un matériau à modeler et s’il faut cent millions d’exécutions pour purifier la Russie et faire avancer l’histoire, ce n’est pas un problème. Tous deux sont ces Démons, une jeunesse qui ne pense qu’à détruire. Sur l’autel de la Révolution voulue par Piotr, Chatov, son ancien compagnon revenu vers la foi orthodoxe, sera sacrifié comme bien d’autres.
Une des caractéristiques du travail de Guy Cassiers, c’est sa fascination pour la technologie visuelle et ici son travail est virtuose, offrant au spectateur tant d’angles de vision différents qu’il en reste stupéfié. Sur le plateau deux comédiens se parlent mais ne se regardent pas, parfois chacun à un bout de la scène. Chacun est isolé dans son monde, imperméable aux idées et aux émotions des autres. Mais sur deux des trois écrans suspendus au-dessus du plateau, on les voit proches, se parlant, se regardant. Celui qu’on voyait de dos est désormais de face ou de profil et ils apparaissent beaucoup plus grands que ce qu’ils sont sur la scène. Le troisième écran accueille des éléments de décor, un samovar, un chandelier absents du plateau. Sur les côtés une grande fenêtre laisse apparaître un décor aussi glacé que ce monde qui meurt, tandis que la neige tombe. Plus tard ce seront les lueurs de l’incendie qu’on y verra. On croit être dans un monde, le monde ancien riche, léger où Varvara promène sa longue robe. Mais ce monde n’existe déjà plus, ce que le spectateur comprend puisqu’il est confronté à des images mensongères, différentes de celles du plateau. La jeune génération, celle qui affirme que plus rien de ce monde n’est vrai, va venir bousculer tout cela. Lorsque l’on entre dans une réunion des révolutionnaires, un des panneaux s’abaisse et devient table, il n’y a plus de caméra, on est face au réel dans toute sa brutalité. Et à la fin quand les masques sont tombés, on voit le vrai visage de chaque personnage. Les visages de Piotr et de Nikolaï se fondent l’un dans l’autre. Tous deux sont des démons nihilistes et égocentriques. Piotr veut changer le monde et pour cela se servir du charisme de Nikolaï. Mais celui-ci est trop égoïste pour le désirer et trop intelligent pour se laisser manipuler. Les lumières deviennent de plus en plus froides. Le monde ancien est mort.
Les acteurs de la Comédie Française se sont adaptés à la perfection à ce travail qui les met sur le plateau et à l’écran en même temps. Tous, en particulier Dominique Blanc, Hervé Pierre, Jeremy Lopez, Christophe Montenez et Stéphane Varupenne sont formidables.
Pour Guy Cassiers, cette histoire n’appartient pas au passé. On est dans ce moment d’incertitude où le monde ancien est déjà mort mais le nouveau pas encore né et, dans cet entre-deux, la place est libre pour des individus qui proclament qu’ils vont sauver le monde de la décadence. « Le vrai terrorisme vient du cœur de notre société, ce qui le rend d’autant plus dangereux »
Micheline Rousselet
Jusqu’au 16 janvier 2022 à la Comédie Française, Salle Richelieu, Place Colette, 75001 Paris – Réservations : 01 44 58 15 15 – En alternance, matinées à 14h, soirées à 20H30
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