Pauvre Bûcheron et Pauvre Bûcheronne survivent dans la forêt. Pauvre Bûcheronne aimerait bien avoir un enfant, mais ils n’auraient pas de quoi le nourrir. Pendant qu’il abat des arbres, elle fagote, arpente les bois, cueille ce qui peut l’être. Au cœur de la forêt passe tous les jours un train de marchandises. Il n’y a qu’un hublot par où elle espère que tombera une chose précieuse dont ce train doit être rempli. De ce train tombent des bouts de papier que la Pauvre Bûcheronne est bien incapable de déchiffrer. Un jour un homme jette par la fenêtre un châle précieux dans lequel se trouve un bébé. Sa femme n’a plus assez de lait pour nourrir les deux jumeaux qu’elle a mis au monde peu avant que ce train ne les emmène, entassés dans ces wagons indignes, vers une destination où les attend la mort. Pauvre Bûcheronne va ramasser le châle, se débrouiller pour nourrir la petite fille et convaincre son mari, qui ne veut pas de cette enfant de l’accepter. Dans la forêt du conte tandis que certains ont décidé d’éliminer une partie de l’humanité, ceux qu’ils appellent les sans-cœur, la peur rôde. Le danger est partout, mais Pauvre Bûcheronne s’obstine pour sauver cette enfant tombée d’un train, comme venue du ciel. Ce sera pour elle et son mari « la plus précieuse des marchandises ».
Cela ressemble à un conte, il y a un couple de pauvres bûcherons, une forêt profonde, un homme au visage cassé, inquiétant propriétaire d’une chèvre, dont le lait nourrira cette enfant qu’il faut protéger de l’hostilité des habitants de la forêt. Mais la réalité se mêle très vite au conte et on comprend que ce train transporte des déportés vers un camp de la mort. Jean-Claude Grumberg, Grand Prix de l’Académie française, Moliérisé, Césarisé, dont le père est mort à Auschwitz, a écrit ce texte magnifique, un conte glacé d’où l’humour n’est pas absent. À la fin de son récit, il nous dit que « rien de tout cela n’est arrivé », comme si tant de négation de ce qu’il y a d’humain en l’homme ne devrait pas être.
Charles Tordjman, qui a déjà mis en scène d’autres textes de Jean-Claude Grumberg, a choisi de ne pas plaquer sur le conte la réalité des années 1942-43. Toute la place est laissée aux conteurs, Eugénie Anselin et Philippe Fretun, tous deux excellents. Ils évoluent sur des sortes de grilles placées au sol qui leur imposent de faire attention à ne pas perdre l’équilibre. Toujours la peur. La silhouette d’un train passe sur l’écran vidéo en fond de scène, mais la plupart des images sont celles d’une forêt profonde avec de très grands arbres. D’autres allusions à ce que fut cette réalité existent : une machine à coudre (Grumberg, comme son père, fut d’abord tailleur) qui à la fin crachera avec un bruit de balles, un piano un peu cassé, un violon.
Emporté par la poésie et l’ironie de ce récit, l’intelligence de cette mise en scène et la finesse de cette interprétation, le spectateur se laisse envahir par l’émotion.
Micheline Rousselet
Jusqu’au 17 octobre au Théâtre du Rond-Point – 2bis, avenue Franklin Roosevelt, 75008 Paris – Réservations : 01 44 95 98 21 – Horaire : 18h30, dimanche 17 octobre à 15h30, relâche les lundis et le 5 octobre
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