C’est en s’inspirant de la vie de Kean, un acteur anglais du début du XIXème siècle que tout Londres courait acclamer au Théâtre Royal de Drury Lane, qu’Alexandre Dumas écrivit cette pièce pour le célèbre acteur Frédérick Lemaître. En 1954 la pièce fut adaptée par Jean Paul Sartre pour être jouée par Pierre Brasseur. L’adaptation de Sartre s’avère très intéressante car elle centre le propos sur l’acteur, un homme que la passion de jouer envahit au point d’en perdre son être, son identité et de ne plus savoir où est le réel et où est le jeu.
Kean est un acteur shakespearien adulé. Dans la vie c’est aussi un Don Juan, un homme excessif qui n’écoute que ses passions, qui dépense sans compter, un homme dont les réparties insolentes séduisent. Deux femmes l’aiment, la Comtesse Elena, épouse de l’Ambassadeur du Danemark, dont il dit être amoureux, et Anna Damby, une jeune héritière bourgeoise, qui est prête à tout quitter pour lui et même à se lancer dans une vie de saltimbanque. Le Prince de Galles n’hésite pas à s’encanailler avec Kean et ne dédaigne pas d’en faire un ami. Mais il y a tout de même des limites ! Le Prince de Galles est lui aussi attiré par Elena et Kean n’est qu’un bouffon pour lui, un Falstaff. Il lui propose de prendre en charge ses dettes à condition qu’il renonce à Elena.
Quand la pièce commence, on est dans le salon d’Elena où se rencontre la noblesse oisive qui potine et se délecte des histoires de Kean et de ses amours. La mise en scène d’Alain Sachs se met au service de la pièce, costumes du XIXème siècle, mobilier Empire, lustres, pièces d’architecture qui tournent pour découvrir un décor toujours semblable mais en même temps toujours différent. Dans un jeu de miroir, Alain Sachs nous rappelle que les personnages sont des acteurs et ce sont eux qui déplacent ce décor à vue.
Sartre avait écrit « Si la pièce est toujours actuelle, c’est qu’elle permet tous les cinquante ans à un acteur célèbre de faire le point ». La pièce est truffée de phrases d’anthologie sur la noblesse du métier de comédien et sur le paradoxe du comédien. À Anna qui lui dit qu’elle sera comédienne pour gagner sa vie, Kean répond « On ne joue pas pour gagner sa vie, on joue pour être ce qu’on ne peut pas être et parce qu’on en a assez d’être ce qu’on est…on joue parce qu’on deviendrait fou si on ne jouait pas ». La passion de jouer l’envahit entièrement et à la fin de la pièce il admet qu’il joue à l’acteur, qu’il triche, mais triche-t-il ou ne sait-il plus lui-même qui il est ? « Il n’y a personne sur scène ou peut-être un acteur en train de jouer Kean dans le rôle d’Othello ». Pierre Brasseur ou Jean-Paul Belmondo avait imprimé leur marque sur ce rôle. Alexis Desseaux ne trahit pas cet héritage. Il est ce Kean couvert d’hommages qu’il prend avec insolence, un homme qui triomphe sur les scènes et dans le cœur des femmes mais qui s’inquiète de savoir s’il est toujours aussi désiré sur scène, un homme enfin qui n’est pas dupe de l’hypocrisie d’une société où, comme au théâtre, chacun joue un rôle. Il ne déclame pas, il est à la fois flamboyant et inquiet. Il joue à fond de l’ambiguïté du comédien qui ne sait plus très bien qui il est. Sophie Bouilloux joue une Elena qui semble savoir de moins en moins si c’est l’homme ou l’acteur qu’elle aime. Justine Thibaudat est une Anna, jeune actrice catastrophique mais qui apprend vite. Fréderic Gorny est un Prince de Galles, qui tout en acceptant de s’encanailler avec Kean, n’oublie pas la supériorité de son statut et ce qu’il lui permet.
Une belle mise en scène et une distribution à la hauteur de cette pièce brillante.
Micheline Rousselet
Mardi, vendredi et samedi à 20h30, mercredi et jeudi à 19h, matinée le samedi à 16h
Théâtre 14
20 avenue Marc Sangnier, 75014 Paris
Réservations : 01 45 45 49 77
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