Impulse, le label animé par Bob Thiele (1922-1996) dans les années 60, publie « Both Directions at Once. The Lost Album », l’album perdu de John Coltrane, réalisé le 6 mars 1963, la veille de l’enregistrement d’un autre grand album du saxophoniste résultat de la rencontre avec le chanteur Johnny Hartman. Des faces qui se disaient perdues à jamais. Les discographies les plus complètes de Coltrane en font état en soulignant « masters perdus ». Il est possible d’ajouter perdus dans le déménagement du label vers la côte Ouest en 1967.

Jazz : Coltrane
Jazz : Coltrane

Les masters n’ont pas été retrouvés. Le miracle – c’en est un – provient de la sagesse de Rudy Van Gelder, l’ingénieur du son et propriétaire des studios, qui avait l’habitude de réaliser une copie pour la remettre aux artistes. Pourquoi si tard ? Ravi, le fils de John et d’Alice, l’explique dans le livret qui accompagne le CD, la copie se trouvait dans la famille de Juanita Naïma, la première épouse de John. Ravi Coltrane raconte cette histoire dans le livret qui accompagne l’album.
Ce mystère éclairci, il s’avère que cette session comble une sorte de vide. Ce mois de mars est, pour le quartet – McCoy Tyner au piano, Jimmy Garrison à la contrebasse et Elvin Jones à la batterie, on parle du quartet historique de Coltrane – très occupé entre un engagement au Birdland et des sessions d’enregistrements. Visiblement ce 6 mars, Coltrane a décidé de tenter un disque expérimental. Le titre le met en valeur. Deux directions en une seule fois. Une transition vers d’autres horizons, un appel vers un ailleurs non encore défini tout en restant ancré dans l’avant. Le pianiste tend à disparaître avalé par le trio. Par contre Jimmy Garrison qui, d’habitude à du mal à se faire entendre confiné à construire une sorte de continuum pour permettre le lien entre saxophone et batterie, prend toute sa place. Bassiste et batteur se font entendre différemment. Une grande expérience.

Coltrane est prêt à franchir un nouveau mur du son. Jamais, dans les enregistrements connus de cette époque, cette volonté n’était apparue aussi clairement. Il avait dit, dans une interview à DownBeat en 1960, qu’il ne voulait pas couper les ponts avec la tradition. C’est le cas. Mais il arrive à tellement la bousculer qu’il donne un contenu à la modernité.

Pour apprécier l’originalité de cette session, il faut savoir que « Nature Boy » – un standard illustré notamment par Nat King Cole – a été, de nouveau, enregistré le 18 février 1965 et publié dans l’album « John Coltrane Quartet Plays » avec un arrangement totalement différent.

Pour cet album retrouvé Elvin Jones fait la preuve de son génie. La batterie est déchaînée sur tous les thèmes, tous les tempos. Il donne l’impression d’avoir chaussé les bottes du géant pour emprunter tous les espaces en poussant Coltrane dans tous ses retranchements. Comme souvent l’opposition complémentaire saxophones/batterie est à l’œuvre. Ici, en plus – et pour une première fois – un dialogue contrebasse/batterie complète le double trio et permet de découvrir le jeu du bassiste. Double trio que ceux constitué par Coltrane et McCoy Tyner. Le pianiste ne trouve plus sa place. Le quartet a vécu.

Le double album, avec les « alternate takes », est essentiel. L’album simple vendu lui aussi laissera un goût de trop peu. La parution de cet album ne comble pas seulement un vide dans la discographie de Coltrane, il nous met en demeure de définir notre propre modernité en prenant un plaisir outrancier à retrouver Coltrane avec son goût insatiable pour la recherche d’autres sons, pour aller encore plus loin dans des contrées ignorées y compris de lui-même, Elvin pour cette folie rythmique sans qui le voyage ne serait pas possible et Jimmy Garrison qui se découvre pour donner un autre sens aux directions suggérées. Plus McCoy, isolé.

Nicolas Béniès.

« Both Directions at Once. The Lost Album », John Coltrane Quartet, Impulse/Universal.


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