Comme l’a dit Louis Jouvet, ce n’est pas tant une passion de l’argent qui habite Harpagon, qu’une maladie qui le rend stupide, dur et égoïste à un degré magnifique ». C’est ce côté très noir qui habite la comédie de Molière qui a séduit le metteur en scène Ludovic Lagarde. Harpagon accumule, ne donne rien (« il ne donne pas le bonjour, il le prête » dit La Flèche) même à ses enfants, qu’il prive ainsi de tout espoir de s’établir. Argent, femme, il ne cédera rien. Il ne cesse de mentir, ce qui fait que tous lui mentent. Il tyrannise tout le monde, ses domestiques, ses enfants mêmes, qu’il frappe, tire par les oreilles ou les cheveux.
Ludovic Lagarde place la pièce dans un décor d’entrepôt, le commerce a investi la maison toute entière. Le trésor, la fameuse cassette, est enfouie dans le jardin sur lequel Harpagon ne cesse de jeter un œil, via un écran de télésurveillance. Les costumes sont modernes car le besoin d’accumuler au-delà de toute raison habite toujours les riches de notre monde capitaliste.
La comédie est là avec ses répliques célèbres, Harpagon intimant l’ordre à son valet : « Montre-moi tes mains … les autres ! » ou répétant en boucle « Sans dot ». Mais dès le début on est dans un climat d’urgence et de noirceur. Élise, la fille d’Harpagon, et son amoureux Valère arrivent, pantalon sur les pieds, ayant pris un peu d’avance sur un mariage dont ils pressentent bien qu’Harpagon fera tout pour l’empêcher, préférant éviter tout risque d’avoir à payer une dot. Myrtille Bordier lui donne la fougue et les emportements de la jeunesse, parlant de suicide, le griffant avant de se jeter à son cou. Peu à peu la violence et la noirceur l’emportent. Harpagon brutalise ses enfants, ne lâche rien. Frosine croit pouvoir monnayer, par son charme et son entregent, son rôle d’entremetteuse pour favoriser le désir qu’a Harpagon d’épouser Mariane (Christèle Tual, perruque blonde, jupe de cuir noir fendue, à la fois drôle et vaincue d’avance) mais trouve vite plus fort qu’elle dans le goût de l’argent. Harpagon est saisi d’un violent prurit dès qu’elle parle de se faire payer et fuit prétendant qu’on l’appelle. Ludovic Lagarde, directeur de la Comédie de Reims, s’est appuyé sur les acteurs de sa compagnie et sur des élèves de l’École du théâtre de Reims, tous brillants. Pour Harpagon il a fait appel à Laurent Poitrenaux dont il connaissait le talent pour passer du comique au côté sombre de la folie de l’avare. L’acteur campe un Harpagon violent, féroce, d’une méfiance maladive, toujours dans le calcul et le mensonge pour servir ses dessins, incapable de générosité et d’amour, sombrant dans la folie, parlant à son argent « On m’a privé de toi… sans toi il m’est impossible de vivre ». Armé de son fusil il fait éclairer la salle du théâtre et menace, car tous peuvent être coupables. Sur le plateau qui s’est peu à peu vidé de ses caisses, laissant apparaître une pièce grise aux moulures d’un autre siècle, ne reste plus qu’un grand congélateur où Harpagon se place, avec son fusil, aux côtés de sa cassette retrouvée. En paraphrasant Marx, on peut dire qu’il est entré au sens propre « dans les eaux glacées du calcul égoïste », faisant éclater sous le comique toute la noirceur du texte de Molière.
Micheline Rousselet
Du mardi au samedi à 20h, le dimanche à 15h
Odéon-Théâtre de l’Europe
Place de l’Odéon, 75006 Paris
Réservations : 01 44 85 40 40
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