Un auteur, que je ne citerai pas, vient de commettre un ouvrage sur Chopin. La belle affaire me direz-vous. Cette publicité m’a conduit à me demander si, en remplaçant Chopin par Cecil Taylor, l’éditeur se serait fendu d’une publicité. La réponse négative s’impose d’elle-même. Pourtant, Cecil fait plus partie de notre présent que Chopin. Je ne demande pas que Chopin soit ignoré mais que puisse se faire reconnaître le génie intransigeant de Cecil Perceval Taylor, mort à Brooklyn le 5 avril 2018.
Cecil Taylor ? Le connaît-on encore ? Un pianiste ? Peut-être, les apparences indiquent qu’il est assis devant un piano. Mais avant qu’il ne fasse ce geste de s’abattre sur les touches, il a fallu du temps pour des exercices dont fait partie le yoga et d’autres techniques. Compositeur ? Assurément même si un public bizarre n’entendait que du bruit – qui est aussi de la musique n’en déplaise. A quelle confrérie le rattacher ? Free-jazz entends-je, Free-jazz, oui à condition de le prendre au pied de la lettre, un jazz libre qui détermine des structures évolutives, des « Unit Structures » pour reprendre le titre d’un de ses albums pour Blue Note. « Conquistador », titre d’un autre des albums Blue Note, il a été dans plusieurs sens de ce terme. Il est parti à la conquête d’autres mondes mais sans souci de les coloniser ni de les inféoder.
Le jazz est son royaume malgré toutes les réactions qu’il a suscitées, un royaume associé, comme ce fut souvent le cas, à la danse. Son travail avec des chorégraphes a marqué sa trajectoire, lui-même dansait devant le piano à la manière d’un Monk.
Plus encore, Cecil Taylor ramène à… Cecil Taylor. Il avait décidé d’être lui-même et n’accepter aucune compromission. Des influences profondes – reconnaissables à l’écoute de ses enregistrements réalisés pour Candid sous la direction de Nat Hentoff en 1960-61 – architecturent sa musique. Duke Ellington et Thelonious Monk, fondamentalement associés à la ville-monde de New York, ont servi de mémoire(s) à ce natif de Long Island (État de New York).
La première fois que je l’ai vu, c’était en 1969, salle Pleyel à Paris. Au programme, ce soir là, Miles Davis et son quintet – Miles, trompette, Wayne Shorter, saxophones, Chick Corea, claviers, Dave Holland contrebasse et Jack DeJohnette, batterie et, en deuxième partie Cecil Taylor. Miles, pas fou, avait préféré commencer. C’est à ce concert que Miles avait envoyé à son batteur une serviette éponge pour critiquer son goût de la virtuosité sans contenu… que Jack n’a toujours pas perdue. Le public, en grande majorité, était venu pour Miles et son quintet. Le début de la prestation en solo de Cecil a surpris puis a ouvert les portes à des départs précipités à la grande satisfaction des amateurs. L’époque n’était pas au partage. André Francis, qui vraisemblablement présentait le concert, avait qualifié Miles de « contemporain » et Cecil Taylor « d’avant-gardiste ». Or, Miles, né le 26 mai 1926, n’avait guère que 3 ans de plus que Taylor né le 25 mars 1929.
Quelques jeunes gens, pas très loin de moi, commentaient assez fort ce qu’ils n’entendaient pas. Du style : « Je peux le faire aussi », pas difficile. Ils étaient partis avant la fin sinon je ne suis pas sûr que les 90 minutes de ce martèlement du piano ne les ait pas laissés pantois et sans voix comme cette partie du public qui était restée et découvrait de nouveaux horizons. Soudain, le ciel s’ouvrait sur des amas de notes, d’énergie vitale pour composer un autre monde. De ce jour, Cecil ne m’a plus quitté.
Cecil a révélé d’autres manières de swinguer, d’autres façons de construire le jazz. Par sa présence, son aura, sa capacité à communiquer, il a réussi, par ses performances publiques, à convaincre. Je connais des personnes qui n’ont jamais pu écouter un disque de Cecil Taylor et n’auraient jamais raté un de ses concerts. A son propos le terme d’athlète du piano a souvent été utilisé pour qualifier cette manière inédite d’attaquer la musique mail il ne rend pas compte de la pléiade d’émotions, de créations que suscitait ce jeu bizarre avec le hasard, avec les aléas. Comme Eric Dolphy, Cecil ne connaissait pas la signification d’une « fausse note ». Les notes enchaînées déroulent un parcours aléatoire. Toutes les directions sont bonnes, il suffit d’en suivre une sans laisser les autres de côté. Bifurquer, passer par les paysages sauvages sont des nécessités, plus exactement, elles le deviennent. Charles Mingus, parlant du swing le comparait à une roue de foire qui tourne et s’arrête sur une combinaison alors qu’il en existe une multitude d’autres. C’est à ce niveau que se situe la composition de l’instant.
En 1955 – à la mort de Charlie Parker -, il commence à rompre avec le be-bop et construit un quartet avec des jeunes gens qui commencent à s’introduire dans les mondes du jazz. C’est le cas de Steve Lacy qui, influencé par Sidney Bechet, joue du saxophone soprano et a commencé dans les groupes de Dixieland. Sans passer par la case « be-bop », il rencontre – « grande rencontre » dira-t-il – Cecil Taylor qui l’inclut dans son univers. Ce sera aussi le cas pour Archie Shepp. Ce temps est celui des avant-gardes. Et des révolutions. La révolution d’octobre gronde en cette année 1964. Cecil, Steve mais aussi Bill Dixon, trompettiste, Archie Shepp bien sûr feront partie de cette grande transformation. La Guild Composer Orchestra, créé par Carla Bley et Mike Mantler, répond aussi présent. Le premier enregistrement de cet orchestre paraîtra en 1965. Le disque le plus connu reste « The Jazz Composer’s Orchestra », enregistré entre janvier et juillet 1968 où brillent Cecil Taylor mais aussi Don Cherry, Pharoah Sanders, Gato Barbieri, Larry Coryell et Roswell Rudd.
C’est peut-être là que Cecil rencontrera le saxophoniste alto Jimmy Lyons qui deviendra, dés 1961, son « Charlie Rouse », autant dire qu’il sera de toutes les expérimentations. Il nous a quittés à 54 ans, le 19 mai 1986.
En 1969, il sera des « Nuits de la Fondation Maeght », événements fondateurs de toute une génération.
Rencontrer, uniquement par l’enregistrement désormais, Cecil Taylor est une expérience irremplaçable qu’il faut tenter. Il fait partie de notre présent et de la mémoire du futur.
Nicolas Béniès.
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