Les spectateurs entrent. Les comédiens, déjà en scène, nous observent nous installer tout en faisant virevolter dans l’air des pages et des pages…blanches. Elles finiront par tapisser la scène, après avoir dessiné dans l’air de belles figures.
C’est donc bien de mots qu’il va falloir habiller ces feuilles blanches. À cette joute verbale se plie très bien le procès de Flaubert (Jacques Bonnaffé), condamné pour outrage à la morale en 1857 par le très puritain et réactionnaire Second Empire. Ce n’est autre qu’un avocat impérial au célèbre – et triste – nom de Pinard qui se chargera de l’affaire… Mais l’homme, au service d’une justice elle-même au service de l’ordre, est fin lecteur de Madame Bovary et saura saisir toutes les situations ironiques pensées par Flaubert, venant railler le romantisme ampoulé des déclarations de Rodolphe ou détruisant tout discours moral apparent. Pinard est interprété par la très véhémente Ruth Vega-Fernandez, pourfendeuse implacable d’un Flaubert d’ailleurs moqueur. À l’inverse, l’avocat de Flaubert (David Geselson) fait pâle figure en tentant à tout prix de sauver la moralité du roman. Triste, dangereuse et impossible besogne qui donne à ses plaidoyers un goût étrange quand nous les entendons aujourd’hui : une moralité dans Madame Bovary ? Mais pourquoi ? Voyons, le roman en perdrait en discours …
Mais progressivement le spectacle glisse de la mise en scène du procès à celle du roman lui-même. Le témoignage à la barre des différents protagonistes se transforme en pure vérification des scènes incriminées. Pour juger de leur moralité, quoi de mieux que les jouer ? C’est ainsi que les acteurs endossent plusieurs rôles, passant de Pinard à Léon, de Flaubert à Rodolphe, jouant ainsi sur les pronoms : au lieu de dire « elle » pour Emma, l’actrice Alma Palacios incarne celle qui s’amuse tant au bal de Vaubeyessard. Elle sera la seule à ne camper qu’un seul rôle, avec Charles, porté par Grégoire Monsaingeon, qui joue si bien ce mari insipide qu’on l’oublierait ! On cesse de raconter les scènes pour les montrer. Le théâtre passe de l’épique au dramatique, avec toutefois des retours incessants au procès et aux propos incisifs de Pinard. Le « jeu » se fait alors par la virtuosité protéiforme des comédiens, par la démonstration de l’ironie bien réelle de Flaubert, par la création d’espaces, aussi bien sonores que visuels. La scène de séduction entre Emma et Rodolphe est ainsi ponctuée des cris des animaux de la basse-cour poussés par des comédiens espiègles, ou encore lors du repas fêtant l’arrivée des époux Bovary dans leur nouveau village, Charles et le pharmacien parlent recettes et s’enfoncent dans le prosaïsme en se goinfrant, tandis qu’Emma et Léon philosophent, au-dessus de ces hommes rustres.
L’espace est marqué également par sa capacité à se métamorphoser : de plateau presque nu il se retrouve finalement recouvert de papier, sans cesse foulé, comme ce roman que l’on tente d’interdire et que l’on compte bien sévèrement juger ; les tables agencées à jardin dessine la triste et exiguë maison des Bovary, à cour c’est ce repas de fête. Des panneaux, ornés de médaillons argentés, structurent également l’espace et s’apparentent métaphoriquement à des miroirs aux alouettes dans lesquelles Madame Bovary se jettera pourtant (l’amour, l’argent, le bonheur…en permanence illusoires) ou encore aux rets de l’ennui tissé savamment par un environnement qui l’étouffe.
L’humour enfin domine cette démonstration de virtuosité. Les acteurs s’amusent, nous aussi. Jusqu’à une certaine limite cependant… Emma, après avoir dansé, embrassé, aimé, est sans cesse rappelée à la présence de ce flacon démesuré d’arsenic par l’acteur jouant ironiquement le pharmacien (« Emma, le flacon est ici. Attention, c’est très dangereux. »). Nous rions et pleurons à la fois, en une confusion de sentiments mêlés, « à l’image de la vie » auraient dit les dramaturges des Lumières… Flaubert, lui, échappera à l’interdiction de son roman, mais pas à la censure de certains passages. La liberté, d’écrire, de penser, de jouer, est un bien précieux…et savoureux dès lors que le temps nous permet de juger l’étroitesse de vue d’une époque – et d’un régime politique – qui aurait voulu la limiter.
Doriane Spruyt
Au Théâtre de la Bastille, du 1er au 28 mars. 01 > 17 mars : 20h ; 19 > 28 mars : 21h. Relâche les dimanches, durée : 2 h.
76 rue de la Roquette 75011 Paris Bastille 01 43 57 42 14
http://www.theatre-bastille.com/
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