Ella a-t-elle jamais été aimée ? Dès sa naissance, au début de la Première Guerre mondiale, son père l’a rejetée, quand elle a été un peu plus grande il l’a battue au point que l’instituteur a dit qu’ « on ne devrait pas battre un enfant comme cela » et qu’elle en « est devenue idiote », il l’a enfin soldée, à 21 ans, au « marchand de bestiaux », comme elle l’appelle, une brute de 49 ans assorti d’une famille aussi violente que lui, qui l’a réduite à l’état de bête de somme, l’acculant au suicide. Elle en a réchappé, il a divorcé, gardé leur enfant et l’a faite interner. Commence alors pour elle une vie d’enfermements où elle passe d’une brutalité à l’autre, de la prison pour presque rien aux hôpitaux psychiatriques, avec leur litanie de punitions plus sadiques les unes que les autres. On l’a abusée, moquée, battue, stérilisée, mais elle a une rage de vivre et elle la dit. Même si son esprit s’embrouille parfois, la parole ne lui manque pas. Elle avance et recule dans les souvenirs, elle se souvient des lieux, de la cruauté des hommes et des femmes, de sa sœur qui l’a soutenue dans les moments les plus terribles et de l’homme, qui lui envoyait des petits messages cachés dans des coquilles de noix à l’hôpital psychiatrique.
A travers le portrait de cette femme qui raconte sa pauvre vie, c’est une photographie terrible de ce que notre monde est capable de faire aux plus faibles que montre Herbert Achternbush, peintre, écrivain et cinéaste bavarois. A qui parle-t-elle, on ne le sait pas, on ne le voit pas. Comme pour retrouver un peu d’apaisement elle lui propose régulièrement du café, lui dit de le boire avant qu’il ne soit froid.
Yves Beaunesne met en scène avec une économie de moyens et une précision remarquable le texte de cet auteur en colère avec ses ressassements et ses retours en arrière. Ella est devant nous. Elle est dans la lumière, qui l’accompagne, qui souligne sa silhouette ou la caresse (très beau travail de Nathalie Perrier). Auprès d’Ella, une table et un tabouret sur lequel elle s’assoit peu car l’émotion est trop forte. Elle soulève la table, la porte parfois sur son dos comme le fardeau de sa vie trop lourde, s’accroupit au ras de son plateau comme au ras de l’eau qui aurait dû l’engloutir. Au fond de la scène le musicien Camille Rocailleux, avec lequel travaille souvent Yves Beaunesne, intervient en écho aux paroles d’Ella. Sa musique, tantôt murmure tantôt grondement, tantôt note grave tantôt petit rire ironique, accompagne et fait éclater les émotions que soulève le récit d’Ella. Clotilde Mollet, que l’on a souvent vue sur les scènes et les écrans, porte magnifiquement ce monologue d’une femme que l’on n’a pas réussi à faire taire. Vêtue d’une pauvre petite robe et de bas grossiers, elle dit sa vie de coups et d’insultes, une vie sous les verrous avec la faim au ventre. Elle se tait, se relance dans le flux des mots. Elle fait entendre une voix meurtrie, abêtie parfois, mais toujours vivante. Elle fait sentir une colère rentrée à l’idée qu’on pourrait ne pas la croire, dit « C’est vrai, c’est tout à fait vrai ». Elle est poignante quand elle dit « Rien j’ai eu ». Son regard nous interpelle, nous jetant au visage la cruauté de notre monde envers les plus faibles, ceux qui sont moins intelligents, moins beaux, moins dotés de capital social, les pauvres que l’on ne veut pas voir. Elle est bouleversante.
Micheline Rousselet
Les 12 et 13 mars au TAP Scène Nationale de Poitiers
Le 16 mars au Gallia Scène Conventionnée de Saintes
Les 21, 23 puis du 26 au 29 mars au Théâtre d’Angoulême Scène Nationale
Des militants partagent ici des critiques littéraires, musicales, cinématographiques ou encore des échos des dernières expositions mais aussi des informations sur les mobilisations des professionnels du secteur artistique.
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