Gallimard, dans cette collection Quarto, a décidé de laisser à Tahar Ben Jelloun non seulement le choix des textes – intitulé « Romans » – mais aussi « les points de repères » biographiques et bibliographiques qui font l’originalité de cette collection. Presque une autobiographie. Tahar raconte sa famille, son Maroc, Fès surtout, point de départ et d’arrivée, ville de toutes les histoires, de tous les imaginaires, Tanger où son père avait ouvert une boutique, Paris, ville de toutes les rencontres – notamment celle de Jean Genet, une sorte de géniteur –, des études, du succès.
L’an 2000 fut une mauvaise année pour lui. A mots couverts, il est question de la police secrète marocaine et de ses sbires capables de toutes les basses manœuvres pour dénigrer, calomnier et même menacer physiquement la personne visée. Il dit avoir réussi à résister mais il reste un sale goût dans la bouche. La monarchie marocaine ne pardonne pas, n’oublie pas. Une sorte de retour vers ces premières années, 1966-1968, 19 mois pendant lesquels il fut soumis à la répression journalière dans un camp disciplinaire de l’armée marocaine. Pour supporter, l’évasion par la poésie, par les mots, par la force de l’imagination. S’inventer des histoires pour s’inventer soi-même sans le savoir réellement. Ainsi naît une vocation d’écrivain.
L’observation de ses proches, le goût de la caricature le rapproche de Samuel Bellow. Tous les deux se sont servis de leur famille pour créer des personnages ahurissants et inscrits dans leur époque. Tellement que certains deviennent éternels. Le contexte change mais certains traits se retrouvent dans les deux écrivains. Ce rapprochement, étrange, m’est apparu évident à la lecture de ce choix de textes.
Les thèmes retenus, le Maroc, la condition des femmes – et l’impuissance masculine – et le racisme servent de fils conducteurs à cette sélection qui fait parcourir le temps, immobile comme il se doit, figé par les mots. La poésie est la condition magique de cette écriture, poésie qui est celle du conteur qui s’évapore une fois que les mots se sont inscrits dans la réalité imaginée.
Mêler les titres pourrait faire surgir un nouvel espace. Harrouda, recluse solitaire, rencontre Moha le fou, Moha le sage pour affronter un monde qui perd de son humanité. De leur rencontre naît l’enfant de sable dans cette nuit sacrée de l’homme rompu qui s’en retourne au pays, qu’il n’a plus. L’exil est passé par-là. Faudra-t-il se faire japonais pour pouvoir exister ? Quelle est sa langue ? L’arabe encore, le français toujours ? Par le feu s’éteint le bonheur conjugal qui laisse ouvert le partage des responsabilités. Le point de vue du mari et celui de l’épouse sont inconciliables. Chacun a son histoire et ce n’est pas la même. La référence au cinéma est prégnante. Ingmar Bergman bien sûr mais aussi Truffaut avec son « ni avec toi, ni sans toi », théorie de cet amour fou ou encore Bunuel pour son regard intérieur qui menace les images qu’il montre ou encore Fritz Lang qui sait si bien mettre en scène le racisme, les préjugés. Finir par une volonté d’optimisme pour un mariage de plaisir, à prendre dans tous les sens surtout le sens interdit. Fès reste, dans les références de Tahar Ben Jelloun, la cité des mémoires, des mystères pour susciter l’imaginaire. L’exil glorifie la ville de l’enfance. Toutes les découvertes se sont passées là…
Tahar, à la manière des mille et une nuits, conte le monde tel qu’il est et tel qu’il devrait être. Il nous embarque dans toutes les révoltes pour donner de la force à la littérature, pour que les romans, ces œuvres d’imagination, soient un danger pour toutes les dictatures. Que la poésie soit un rempart qui permette de forger un lieu imaginaire collectif où tout devient possible, la fraternité un avenir. Le racisme est un dissolvant de toute solidarité, de tout futur. Le dialogue entre les cultures une chance impossible pour créer d’autres références, d’autres imaginaires.
Il est possible de trouver toutes ces réflexions, toutes ces échappées dans l’œuvre de Tahar Ben Jelloun. Et d’autres sans doute. Peut-être aussi dans sa peinture… La page de garde de ce volume est un de ses tableaux, « Enfance »…
Nicolas Béniès.
« Romans », Tahar Ben Jelloun, Gallimard/Quarto, 1312 pages, 28,50 euros.
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