Longtemps, la critique de jazz, française notamment, a fait fi d’une grande partie du jazz de ces années 1950 sous prétexte qu’il était « blanc » et provenait de la West Coast, de cette Californie idéalisée par ces Étasuniens en quête de plages, de soleil, d’un Eden.
Boris Vian, en particulier, aimait beaucoup ce rôle, dénigrant Chet Baker pourtant proche parent de Bix Beiderbecke qu’il faisait profession d’aimer – il jouait dans son style – ou Gerry Mulligan, saxophone baryton qui savait que le jazz était synonyme de liberté. La « West Coast » ainsi ne trouvait guère droit de cité. Les disques restaient dans les bacs, invendus, malgré les efforts de Daniel Richard, à cette époque chez « Lido Musique » sur les Champs-Élysées.
Alain Tercinet avait démontré dans « West Coast Jazz » (Éditions Parenthèses) que « le style West Coast » n’avait pas d’existence mais qu’il était possible d’en dénombrer plusieurs. Fait aggravant, la plupart des musiciens classés dans cette « Côte » était en fait, comme le disait Shelly Manne – l’un des grands batteurs -, nés sur la Côte Est, à Brooklyn en particulier. Se trouvaient aussi ignorés les musiciens importants nés à Los Angeles comme Dexter Gordon, saxophoniste ténor qui ne fut reconnu que lorsqu’il émigra à New York au début des années 1960. Art Pepper, saxophoniste alto présent dans la plupart des séances dans ces années du milieu des années 1950 ayant Marty Paich comme arrangeur, merveilleux d’ardeur tout en restant « frais », « Cool », ne sera reconnu que tardivement et pas seulement par la critique française.
De cet Ouest viennent les arrangeurs qui prendront les commandes de la plupart des enregistrements, imposant une nouvelle manière de concevoir l’écoute. Ils seront inspirés par un nonet, conduit par Miles Davis en 1948, qui lancera ce que les producteurs appelleront le « Jazz Cool » en reprenant ces enregistrements en un 25 cm publié au début des années 1950. Un nonet qui aura un succès d’estime. Il réunissait rien de moins que Lee Konitz, Gerry Mulligan, Gil Evans comme arrangeur, John Lewis au piano… Ce groupe lancera de nouvelles relations entre l’orchestre et les vocalistes.
Ce coffret de trois CD, « West Coast Vocalists » fait la preuve de la nouvelle construction. Alain Tercinet, auteur aussi du livret, commence par cet album de June Christy – son nom de scène proviendrait de Stan Kenton : leur première rencontre se passe en juin et devant une église – « Something Cool », sorti en 1954 arrangé par Pete Rugolo avec qui elle avait travaillé dans l’orchestre de Stan Kenton. Une écoute attentive de ces faces – et de l’album – fait la démonstration de l’art particulier de la vocaliste capable de s’adapter à des arrangements étranges et difficiles. Même si elle attaque « faux », elle dresse un paysage onirique spécifique.
Chris Connor remplacera June dans l’orchestre de Stan Kenton pour aller ensuite faire carrière sur la Côte Est. « All About Ronnie » sera un des grands succès de l’orchestre et une sorte de définition de l’art de Chris Connor.
Ces deux exemples pour indiquer ce que les critiques de ces années 1950 et 1960 ont raté. Ce coffret possède plusieurs autres perles qui, toutes, font la preuve de l’originalité de ces arrangeurs abreuvés de Stravinski, Darius Milhaud (Marty Paich, un des grands arrangeurs de cette Côte Ouest, fut un de ses élèves) et autres compositeurs de musique contemporaine eux-même influencés par le jazz. C’est, peut-être le reproche fondamental, ils se réfèrent par trop à une musique savante. Les enregistrements réunis ici font la démonstration qu’ils savent tout autant swinguer. Il faut découvrir ou redécouvrir, Mel Tormé, Lucy Ann Polk, Ann Richards avec sa façon douce de jouer avec la mort – elle s’est suicidée à 48 ans -, Gloria Wood, Doris Day et même Anthony Perkins… Je n’aurai garde d’oublier Julie London et son succès mérité avec « Cry me a river », Chet Baker bien sûr qui suscita un tollé lors de ses premiers enregistrements comme vocaliste. Dick Bock, le producteur du label Pacific, enleva sa voix pour faire jouer le saxophone ténor de Bill Perkins… Certaines n’ont réalisé qu’un seul album, d’autres se sont éloignés du show biz et d’autres ont laissé quelques traces comme Bob Dorough ou Mark Murphy même s’ils ne sont pas vraiment de la Côte Ouest.
De quoi, soudain, se dire que le travail de mémoire peut se conjuguer avec le plaisir de l’écoute…
Nicolas Béniès.
« West Coast Vocalists, Une révolution en douceur, Cry me a river, 1953-1961 », présenté par Alain Tercinet, Frémeaux et associés.
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