Les souvenirs supposent cette part d’oubli nécessaire sans quoi la psychanalyse n’aurait plus de fonction. Rabelais, son nom suscite des images, des citations d’un recueil du même nom trop souvent sollicité lorsque manque à l’appel des idées pour construire sa dissertation. Des extraits de ses œuvres utilisés comme autant de conseils pour réussir à l’école.
Faut-il le laisser au magasin des antiquités, à côté de ces auteurs oubliés à jamais ? A lire la présentation de Marie-Madeleine Fragonard, le doute s’insinue. Rabelais – dont la date de naissance se situe du côté de 1484, à 10 ans près – suscite aujourd’hui encore interrogations et réflexions. Plusieurs vies de ce moine, médecin, voyageur qui a fréquenté les Grands de son temps sans en faire partie. La langue de ces années d’ouverture, de grandes découvertes – Christophe Colomb met le pied aux Antilles en 1492 – n’est pas fixée. Les mots sont objets de jeux de construction, de création. Il est aussi le contemporain des premiers pas de l’imprimerie, 1470 pour celle créée à Paris, à la Sorbonne. Il deviendra écrivain éditeur revoyant sans cesse ses œuvres.
Pour comprendre sa place, il faut le replacer dans le contexte d’un monde en train de se transformer. La Renaissance est une illusion de Michelet. Comme souvent, il a voulu donner de l’histoire l’image d’un flot continu, sans rupture. Or ce 16e siècle est un siècle de ruptures sans totalement oublier les guerres passées, celle dite de 100 ans, les épidémies dont la peste noire, ni les destructions et la famine comme la disette. Un siècle, berceau du protestantisme et de la religion anglicane, où le Pape voit son pouvoir d’effriter…
La lecture des « Cinq livres des faits et dits de Gargantua et Pantagruel » ne vient pas éclaircir tout le fatras de ce siècle, il épaissit plutôt le mystère. Il reste un écho des romans de chevalerie, de ces « chevaliers sans peur et sans reproche » – Bayard a-t-il toujours sa place dans les livres d’histoire ? – au début de Pantagruel et plus vraiment dans Gargantua. Rabelais avait écrit d’abord le roman du fils avant celui du père. Le géant descendait de la table ronde, des légendes arthuriennes.
La proposition qui nous est faite est triple, pour le moins, avec cette édition dans la collection Quarto/Gallimard. Le lire en vieux français, un peu revu et corrigé tout de même d’autant que la langue change au fur et à mesure des 12 éditions mises en place par Rabelais lui-même –sauf le Cinquième livre semble-t-il – qu’il corrige jusqu’au dernier moment sur les épreuves. Bénéficier, le sous titre l’annonce : « Édition intégrale bilingue », d’une « translation » – difficile, comme le précise la présentatrice, de parler de traduction – en français d’aujourd’hui avec des annotations pour comprendre les citations, les références les plus importantes et, ce faisant s’interroger sur le sens des mots et leur histoire. Enfin, un « Dictionnaire », de 170 pages, permet de se faire une idée du contexte et appelle d’autres réflexions tout en incitant le lecteur à revenir au texte.
Rabelais prend au sérieux la plaisanterie, l’humour, l’ironie. Il refuse toute idée préconçue. Il veut ouvrir l’esprit. Contrairement aux préjugés, nulle gaudriole, aucune gauloiserie. Le corps est pris pour ce qu’il est, l’âme tout autant. Pas de leçons moralisatrices mais des listes à n’en plus finir sur tous les sujets. Stupéfiant.
Ce volume de 1664 pages est agrémenté d’une réflexion sur les représentations picturales de Rabelais et d’illustrations au long de ces pages montrant la force des descriptions forçant les graveurs, les dessinateurs soit à la violence soit à l’abstraction. Un voyage dans un temps indéterminé, dans une science devenue fiction par la grâce d’un dévoreur d’informations. Ces « livres » ont besoin de nous pour revenir à la vie…
Nicolas Béniès
« Les Cinq Livres des faits et dits de Gargantua et Pantagruel. Édition intégrale bilingue », sous la direction de Marie-Madeleine Fragonard avec la collaboration de Mathilde Bernard et de Nancy Oddo, Quarto/Gallimard, 1664 p., 263 documents, 32 euros.
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