Les parents de Justine ont ouvert la voie. Ils sont tous les deux vétérinaires, végétariens et leurs deux filles, qui n’ont jamais goûté à la viande de leur vie, sont toutes deux inscrites à l’école de Maisons – Alfort.
Justine vient juste d’y entrer alors qu’Alexia, l’aînée, l’y a précédée. Elles s’y retrouveraient avec bonheur si Justine ne devait connaître le rituel du bizutage et subir à cet effet des épreuves parmi lesquelles, celle où elle se voit contrainte d’ingurgiter des rognons crus. Les conséquences de cet écart de régime ne se font pas attendre et très vite, Justine va faire connaissance avec sa vraie nature. Elle découvrira que sa sœur a subi la même épreuve…
Ce sera pour elle, la fin de l’innocence.
Le film de Julie Ducournau s’ouvre sur les scènes de bizutage percutantes, assourdissantes et très vite oppressantes au cours desquelles les novices sont pris à partie par les anciens. Il y a quelque chose de dérangeant dans ces pratiques totalitaires, même si elles appartiennent à des traditions, à un folklore étudiant installé et reconnu.
« Tout ça, c’est du vent » dit Adrien à Justine.
Les bizuts sont soumis à des violences intrusives, à la destruction de matériel et de leurs affaires personnelles, à l’obligation de participer à des moments de débauche et d’orgie, à l’obligation d’obéir jusqu’à devoir se vêtir selon les volontés des anciens
Ces scènes dont Justine, avec les autres arrivants, est la victime sont l’amorce de celles où se révèle à elle, sa nature de cannibale.
Le climat que ces moments installent dans le récit fera que les premières manifestations de cannibalisme apparaissent presque comme directement apparentées au bizutage, comme la suite logique à leur déroulement oppressant et aux débordements qu’elles favorisent. Car, même s’il obéit aux codes du genre, et si les scènes gore ne manquent pas, «Grave» n’est pas seulement un film d’horreur. Et si l’horreur survient dans la lancée des scènes de bizutage, le cannibalisme infiltre plutôt celles qui ont trait à la veine romantique du film, même s’il s’agit d’un romantique qui lorgne largement du côté du gothique.
La force du film de Julie Decournau est dans sa finesse narrative, dans son dosage subtil, dans l’agencement du récit qui est à la fois un film rendant compte de l’atmosphère de ces écoles où perdurent d’anciennes traditions et un film de genre qui en respecte les codes mais qui s’en écarte aussi pour mieux relancer la machine de l’horreur cannibale et respecter une lente gradation narrative.
Le film garde un pied dans la réalité documentaire. Le début du film en est témoin avec le voyage dans la voiture familiale, les appréhensions candides de Justine quand elle se retrouve face à la cité scolaire filmée comme un no man’s land hostile ou dans les couloirs impersonnels de l’établissement, les sous-sols, les chambres froides…
Le prénom de l’héroïne de «Grave» fait référence à «Justine ou les malheurs de la vertu» du marquis de Sade, l’histoire d’une jeune fille pure qui devient un objet sexuel et qui finit par y prendre du plaisir.
«Grave» est construit autour de la fabrication d’une identité et d’une morale au sein de systèmes pervertis: celui de l’école et celui de la famille, et le thème de l’atavisme est central.
Justine va se construire par rapport à sa pulsion qui est une damnation familiale et elle va devoir accepter sa différence.
Remarqué à la « Semaine de la critique » au dernier festival de Cannes et au Festival de Toronto, le film de Julie Decournau est une œuvre personnelle qui renouvelle le traitement du cannibalisme humain au cinéma et apporte une bouffée d’oxygène au film de genre.
Francis Dubois
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