Alors qu’il était en repérage dans Vienne pour un tout autre film que « Brothers of the night », le réalisateur Patric Chiha entre dans un bar étrange semblant hors du temps, figé dans un décor des années 70 entre tapisseries érotiques, tableaux inspirés de Sissi et miroirs aux encadrements dorés.
Il y avait là, accoudés au zinc, une quinzaine de garçons d’une vingtaine d’années en tee-shirts collants et veste de cuir, les cheveux gominés et qui attendaient qu’un client vienne vers eux. Ils posaient dans des attitudes provocantes, jouaient avec un couteau et l’image qu’ils donnaient renvoyait aux univers de Pasolini, Genet ou Fassbinder.
Le décor, le groupe des jeunes prostitués, leurs postures, la façon dont ils étaient vêtus, tout cela constitua pour le réalisateur, les éléments d’un film qui s’imposait.
Il n’avait pas envie de réaliser un documentaire sur la prostitution masculine, pas plus qu’il n’avait en face de lui de quoi faire une fiction. Il fallait trouver, entre les deux, le moyen de tirer parti de cette rencontre sans risquer d’en perdre ou d’en gâcher l’essentiel.
Lorsqu’il les a approchés, qu’il leur a fait part de son projet de réaliser un film avec eux, il a découvert que ces garçons Roms venaient de Bulgarie, qu’ils possédaient un sens inné de la séduction et qu’ils étaient, s’entraînant les uns les autres, en situation de constante représentation, qu’ils pratiquaient la surenchère, se vantaient, mentaient et que sans avoir de références, ils adoptaient d’instinct les codes de la drague homosexuelle.
Patric Chiha venait de découvrir un lieu qui ne demandait qu’à être utilisé cinématographiquement et des comédiens nés qu’il ne lui restait plus qu’à canaliser.
Les personnages allaient être utilisés tels quels et le décor du film consisterait essentiellement au bar, à la chambre où ils dormaient à dix une partie de la journée et à des studios improvisés où, réunis par groupes ou en tête à tête, les jeunes prostitués allaient se livrer après avoir été soumis, dans le cadre d’ateliers, à des exercices d’improvisation mais au cours desquels, il ne serait question que de leur propre histoire.
Le lieu, le décor, le choix des lumières a conduit Patric Chiha à réaliser un film constitué de séquences très théâtrales où les protagonistes racontent. Leurs récits portent sur deux points :les raisons pour lesquelles ils ont quitté leur pays et les épisodes sexuels avec le client qu’ils se racontent les uns aux autres et au cours desquels, ils s’expriment sans la moindre retenue avec une impudeur qui les ramène à cette vantardise qui les caractérise.
Ils se son mariés très jeunes, ont eu un enfant, à la suite de quoi leurs familles les ont envoyés en Europe à la recherche d’un travail qu’ils n’ont pas trouvé. Ils ont de ce fait été amenés à vendre leur corps. Et là, ils racontent. Si leurs récits gardent leur valeur de témoignage, le dispositif pour lequel Patric Chiha a opté, théâtral et à la limite de l’artificiel, apporte au film une coloration singulière à la fois esthétisante et documentaire.
Qu’il soit vu comme un exercice de style ou comme un témoignage tour à tour drôle et poignant, « Brothers in the night » rend compte du désarroi qui saisit, dans la fleur de l’âge, de garçons sur l’avenir desquels il est difficile de tirer un pari positif.
Dans tous les cas, qu’il soit vu comme un film politique, comme un arrêt sur image sur un des avatars du monde actuel, comme la peinture d’une jeunesse débordante de vie ou comme un pari lancé perdu d’avance, le film de Patric Chiha est une œuvre rare et magnifique.
Francis Dubois
Des militants partagent ici des critiques littéraires, musicales, cinématographiques ou encore des échos des dernières expositions mais aussi des informations sur les mobilisations des professionnels du secteur artistique.
Des remarques, des suggestions ? Contactez nous à culture@snes.edu