Dans une entreprise qui produit de la javel, la directrice de la communication, sorte de cerbère aveugle et revêche reçoit une jeune candidate. Celle-ci a les diplômes et la compétence, elle est enthousiaste, positive, décidée et semble la candidate parfaite. Elle épouse même les propos de la directrice sur la « philosophie » de la javel « produit moral qui détruit la saleté du monde ». Mais l’entretien va prendre une tournure loufoque, étrange et inquiétante. La directrice se moque des qualités professionnelles mises en avant par la candidate, ce qu’elle veut, c’est qu’elle dise qui elle est, quel est son moi profond.
Côme de Bellescize, l’auteur et metteur en scène de la pièce, a autrefois effectué des petits boulots, où il enseignait à des cadres d’entreprise ou à des étudiants l’art de la prise de parole en public. Il a souvent entendu répéter l’injonction « Soyez vous-même ». Mais se connaît-on bien soi-même et comment peut-on l’être quand on se sait jugé et qu’il y a un emploi à la clé ? S’inspirant de son expérience, il met en scène un entretien d’embauche, mais il en détourne complètement les codes. On se dit qu’on va voir une satire sociale sur les discours du marketing, du genre « on ne vend pas seulement un produit, on vend une manière d’être » ou « vous devez tout donner à l’entreprise ». On s’attend à la question classique : jusqu’où le candidat à un poste est –il prêt à aller pour l’obtenir ? Mais la sociologie s’éloigne et on se trouve embarqué dans une comédie déjantée et inquiétante. La directrice semble juste un peu allumée au début, mais peu à peu elle déstabilise complètement la candidate. Elle la manipule usant de tous les moyens, séduction, humiliation, menace, chantage et même plus. Elle ne déstabilise pas seulement la candidate, elle déstabilise et inquiète aussi le spectateur !
Dans un espace gris occupé par un bureau et une chaise, où scintille juste, écrit en grec ancien, Gnothi seauton, le connais toi toi-même de Socrate, les deux héroïnes vont s’affronter. Éléonore Joncquez incarne la directrice aveugle, équipée de grosses lunettes qui lui mangent le visage et d’une petite veste étriquée de cuir noir. Elle joue de son handicap mais se révèle vite en monstre dont les caresses sont des coups de griffe, qui dit qu’elle s’ennuie pour fouetter l’élan de la candidate, puis hurle, jouit quand elle arrive à faire dire à la candidate des choses que celle-ci n’avait pas envie de dire, qui sont hors de propos dans un entretien et quand elle arrive à la mettre à nu. Elle est formidablement impressionnante et inquiétante en monstre sadique et manipulateur. Face à elle, Fannie Outeiro est la candidate, jolie, souriante qui apparaît gaie et positive comme elle se décrit. Elle arrive à être comique en se lançant dans une danse échevelée et émouvante quand elle chante. Sur son visage, dans ses gestes, on voit alterner la peur, la lucidité parfois, quand elle constate « c’est complètement barré cet entretien », une fragile tentative pour reprendre un peu de pouvoir, mais elle est trop tendre et positive pour y parvenir.
C’est à une psychanalyse monstrueuse que nous convie cet entretien d’embauche hors du commun joué par un duo d’actrices formidable.
Micheline Rousselet
Théâtre de Belleville
94 rue du Faubourg du Temple, 75011 Paris
Réservations (partenariat Réduc’snes tarifs réduits aux syndiqués Snes mais sur réservation impérative) : 01 48 06 72 34
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