Elvin – son seul prénom suffit, le deuxième était Ray, 1927-2004 – est connu comme le batteur du quartet historique de John Coltrane qui a révolutionné dans les années 1960 les mondes du jazz. Aujourd’hui – en 2017 – peu de saxophonistes échappent à l’emprise coltranienne. Il faut se souvenir que certains se sont perdus dans Coltrane. Art Pepper le raconte mais aussi « Tina » – surnom qui venait, semble-t-il de sa petite taille, Harold pour l’état civil – Brooks à la fin de sa vie n’enregistrait plus, jouant comme Coltrane. Le « comme » est à prendre au sens fort. Art Pepper demandait à ses interlocuteurs lors de son dernier retour, à la fin des années 1970, s’ils reconnaissaient le son de son saxophone alto comme étant le sien, celui qu’il avait avant le pénitencier et la chute dans Coltrane.
Souvent, est oublié le batteur. Alain Tercinet pose la question à la fin du livret dans le volume « The Quintessence » consacré à Elvin Jones : « Sans Elvin Jones, Coltrane aurait-il été Coltrane ? », question rhétorique : on ne peut pas revenir en arrière. Mais les indices ne manquent pas. Lorsque Elvin n’est pas là, comme, par exemple, les faces enregistrées par Trane avec Roy Haynes – qui ne démérite pas -, la magie n’est pas là, celle de la transgression, celle de la liberté, celle qui conduit tout droit dans les nuages, dans les rêves, dans l’impossible.
L’alchimie de la rencontre est l’un des secrets les mieux gardés du jazz. Les couples sont nécessaires au dépassement de l’un et de l’autre. Des exemples ? Stéphane Grappelli et « Django » Reinhardt, Billie Holiday et Lester Young, Charlie Parker et « Dizzy » Gillespie et bien d’autres encore. « Diz » le dira dans une interview à Jazz Hot. J’avais mon style, Bird avait le sien notre rencontre a été l’étincelle du génie. Ce ne sont pas les termes exacts mais l’idée est celle là. On pourrait appliquer cette équation à tous les couples… du jazz !
Elvin est le deuxième génie de ce quartet. Jimmy Garrison et McCoy Tyner, l’huile vitale au fonctionnement de la machine. Il faut dire que Elvin et McCoy, comme le montrent les deux plages reprises dans ce coffret d’un album réalisé par le pianiste, développent une sympathie qui permet de se rendre compte des liens d’amitié qui existaient dans ce quartet.
Je commence par la fin de cette anthologie du batteur, parce que la plus connue, la plus porteuse d’avenirs, la plus provocante, la plus libre. Coltrane n’a jamais retrouvé avec ses batteurs qui ont suivi le départ d’Elvin, cette osmose terrifiante, cette liberté de création. Elvin donna à Coltrane tout et Coltrane, en retour, lui donna tout.
Ce coffret montre que l’auditeur a du mal à entendre la batterie, son rôle essentiel dans la possibilité d’un groupe, d’un soliste d’improviser, de se dépasser. Kenny Clarke le disait à sa manière, un bon batteur ne fait pas entendre sa capacité à faire fonctionner le groupe, un mauvais batteur est une calamité pour le groupe. Elvin déstabilise. A proprement parler il laisse le cha-ba-da en suspens. Il démontre, comme il le voulait, que la batterie est un instrument à part entière, mélodique autant que rythmique. Il ouvre l’horizon, n’enferme jamais le soliste dans un univers connu. Dans un premier temps, comme le notent Alain Gerber et Alain Tercinet, il aura du mal à trouver des engagements. Il ne s’inscrit dans aucun schéma préétabli. Autodidacte, il fut. Très rare dans les mondes du jazz contrairement à un cliché répandu. Sa formation eut lieu dans les clubs de Detroit, une des grandes villes du jazz dans les années 1950 dans laquelle jouaient ses frères, Hank, pianiste l’aîné – et celui qui mourra en dernier -, Thad, trompettiste révolutionnaire aux dires de Charles Mingus et lui, un peu en retrait, modeste, ne se trouvant pas prêt à affronter la batterie, apprenant avec les musiciens, nombreux, dans cette ville dominée par les bruits des usines, cette « Motor City » – titre d’un des grands albums signés par Thad Jones -, ville de l’automobile. Ses baguettes ne le quitteront jamais. Un apprentissage permanent… On ne devient pas sorcier des tambours sans effort.
Ce coffret débute en 1956. Elvin est engagé par… Bobby Jaspar, saxophoniste ténor belge dont la carrière américaine est un peu ignorée de ce côté ci de l’Atlantique. Il est souvent considéré comme un disciple de Stan Getz. Pourtant, en cette année 1956, il est aux côtés de Jay Jay Johnson. Sa sonorité a changé et Elvin le pousse à l’aventure. Jaspar s’ouvre aux possibles avec gourmandise et fera l’apologie de ce batteur, à l’époque non seulement pas très connu mais considéré comme le diable en personne. Il faut dire qu’il en a la stature. Cet homme, j’en ai fait l’expérience, était une force de la nature.
Les « detroiters » – pas seulement ses frères – mais aussi « Pepper » Adams, saxophoniste baryton, Donald Byrd, trompettiste, Barry Harris, pianiste – Elvin le poussera à se dépasser et à jouer comme jamais il ne l’avait fait à sa grande peur – le feront participer à leurs engagements, à leurs enregistrements.
A chaque fois – encore avec Lee Konitz qui prendra le risque d’enregistrer avec lui -, il poussera les musiciens à se dépasser, à aller voir ailleurs si les paysages inconnus deviennent visibles ; à chaque fois, il tiendra la promesse de la liberté.
Un jeu de batterie dans l’espace pour dissimuler le temps et se trouver maître du temps sans jamais accepter la routine de la répétition.
La batterie, il faut le répéter, est l’instrument emblématique du jazz. Avec Elvin, elle se dépasse pour devenir ailée et partir dans un espace-temps spécifique qu’elle dessine en ombres pour donner à l’autre la capacité de s’envoler à son tour.
Ce coffret, « Elvin 1956-1962 » est une ouverture. Après écoute, il faudra aller visiter d’autres albums pour, une fois encore, découvrir l’art de ce batteur au génie ahurissant et épuisant. Deux génies dans un seul quartet, c’était un miracle. Il faut continuer d’en profiter.
Nicolas Béniès
« Elvin Jones, New York City – Stockholm, 1956-1962 », coffret de deux CD, collection « The Quintessence », livret de Alain Gerber et Alain Tercinet, Frémeaux et associés.
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