Dans « Le Sax » – « The Horn » dans l’original -, John Clellon Holmes décrit les derniers instants de Charlie Parker par l’intermédiaire de son personnage, Edgar Pool, qui emprunte aussi quelques traits à Lester Young réunissant ces deux créateurs soumis au dur régime d’une société excluante, surtout les génies par définition dérangeants de l’ordre naturel des choses de ce monde capitaliste et conservateur. Un bon génie est un génie mort ! John Clellon marque les étapes de cette descente aux enfers qui connaît quelques rémissions, le génie refusant de rentrer dans sa bouteille. Les doutes sur sa capacité de continuer à créer, les drames personnels – pour Bird, la mort de sa fille Pree -, l’alcool, la drogue qui demandent leur tribut sans parler des ennuis d’argent faute d’assurer les engagements, les engueulades avec les patrons de clubs, la désespérance…
Lire John Clellon, journaliste « inventeur » du terme « Beat Generation » pour tous ces grands brûlés, gueules cassées de la vie que sont Kerouac, Burroughs et les autres, c’est appréhender à la fois le destin de ce musicien hors du commun mais aussi entendre les appréciations, voir le contexte. Passe dans ce roman, Diz et tous les autres qui suivent leur chemin sans voir le drame. Lorsqu’ils s’en rendront compte, il sera trop tard.
Dans le volume 13 – les années 1953-54 – de cette fausse-vraie intégrale de Charlie Parker, organisée par Alain Tercinet – auteur des livrets -, c’est cette fin qui se fait entendre, cette illustration sonore d’un génie en bout de course. Le corps n’en peut plus et l’esprit ne sait plus s’il peut encore se dépasser, le tout donne une lassitude de la vie. Comme Lester Young avant lui – et quelque fois en même temps que lui – il ne sait plus s’il doit jouer comme lui ou comme les autres qui le pillent allègrement. Le mot est de Lester Young – il s’adressait aux saxophonistes classés dans la West Coast, les « frères de la Côte » – mais il convient plus encore à Parker. Drôle de sensation de se retrouver cloné.
Bird a pourtant encore des idées. Il demande à Norman Granz – son imprésario et responsable du label Verve – d’organiser une séance avec un orchestre « classique », des chœurs pour dynamiter quelques standards. Il fait appel à Gil Evans pour les arrangements et à Dave Lambert pour le groupe vocal. Le projet sera mort né par la faute de Norman Granz qui voudrait que tout aille vite. Il faut dire, à sa décharge, que son label est petit – un label indépendant -, que le contexte n’est pas porteur, Blue Note et Atlantic sont proches de la faillite, et que les heures de studio coûtent chères. Il reste peu de choses, suffisamment pour laisser penser que le résultat aurait atteint des sommets. Il faudra attendre quelques années plus tard pour que Gil Evans prenne le temps de ses arrangements par la grâce de Miles Davis mais, à ce moment là, le jazz est plus porteur et Columbia plus riche que Norman Granz. On peut le regretter.
La suite est moins glorieuse tout en considérant les moments où le génie le parcourt tout entier. Il ne se laisse pas faire. Tercinet nous fait entendre cette entrée dans la mort. L’étincelle de vie, de création est encore présente dans l’invitation qui lui fait Stan Kenton – et à Dizzy Gillespie – le 25 février 1954 et dans le dernier album qu’il réalise pour Granz, un hommage à Cole Porter, le 10 décembre de cette même année.
Le 9 janvier il se fait héberger par la baronne Pannonica – Nica – de Kœnigswarter. Il se plaint de douleurs au ventre mais refuse d’être transporté à l’hôpital. Le 12, il regarde un sketch comique à la télé, rit et meurt. Mourir en riant même Molière est dépassé !
Il avait 35 ans et le médecin appelé pour constater le décès lui en donnait 53… Il avait usé son corps jusque la corde…
Ce dernier coffret de 4 CD – qui porte à 40 le nombre de disques qu’il a fallu à Alain Tercinet pour couvrir cette vie sans faire entendre tous les enregistrements, plus ou moins privés, retrouvés depuis, qui fait de Parker l’un des musiciens les plus publiés post mortem.
Le titre, un standard, de cette 13e édition, « I Remember You » est plein d’un avenir pour Charlie Parker. Son influence est encore sensible de nos jours. La personnification du génie ne laisse personne indifférent. Même au crépuscule, il arrive encore à nous bluffer, à nous faire monter encore plus haut, là où vient les oiseaux de ces nuits capables d’être des jours par la luminosité profonde qu’ils arrivent à véhiculer, ces oiseaux de feu sont des guides nécessaires. Ce volume 13 n’est pas une fin mais l’ouverture d’une suite dans le jazz d’aujourd’hui… Il en faudrait beaucoup d’autres de ces coffrets pour épuiser une telle œuvre.
Le « Bird » – tout le monde connaît ce surnom désormais grâce particulièrement au film de Clint Eastwood – renaît à tous les instants de ses cendres comme tous les génies qui ont construit un monde imaginaire plus présent que le monde actuel.
A écouter sans modération.
Nicolas Béniès.
« Intégrale Charlie Parker, « I Remember You », 1953-1954 », volume 13, coffret de 4 CD, sélection et livret de Alain Tercinet, Frémeaux et associés.
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