Théâtre : des arbres à abattre

Qu’est-il allé faire dans ce « dîner d’artistes » offert par un couple de l’intelligentsia viennoise ? Il a cru ce dîner offert en mémoire d’une amie de jeunesse, qui s’est suicidée et que l’on vient d’enterrer, et a découvert qu’il était d’abord donné en l’honneur d’un acteur du Burgtheater, qui triomphe dans Le canard sauvage d’Ibsen. Il hait ces gens dont on comprend vite qu’il les a fréquentés dans sa jeunesse et qu’il les a fuis pour se construire, loin de l’influence délétère de ce milieu, afin de devenir un véritable écrivain. Il hait la comédie sociale qu’ils jouent, leur désir de paraître (« nous venons d’acheter tout Wittgenstein »), leur conformisme, leurs mensonges, leur hypocrisie et leur prétention. Il les hait, il hait Vienne aussi, cette « machine à broyer les génies ». Dans ce personnage de l’écrivain on aura reconnu Thomas Berhnard, d’autant plus que le personnage se nomme Thomas.

Krystian Lupa, le grand metteur en scène polonais, qui a une passion bien connue pour Thomas Bernhard, a adapté, mis en scène et pensé la scénographie de ces arbres à abattre . Son adaptation est partie des personnages. Il les fait émerger avec leurs longs monologues intérieurs, leurs silences et les éclaire par des dialogues, certes absents du roman, mais qui s’imposent ici comme une évidence. Il les a placés dans un cube de verre qui nous les laisse voir dans un salon où ils attendent longuement ce fameux comédien, très en retard, ce qui va les obliger à attendre au-delà de minuit pour « manger le sandre du Lac Balaton » ! Thomas en « spécialiste de l’observation » est souvent hors cadre, assis dans son fauteuil à oreilles. Le spectateur est lui aussi en position de voyeur, il n’entend pas tout ce qui se dit dans le salon. Des vidéos apportent du hors champ ou une vision plus proche des acteurs.

Théâtre : des arbres à abattre
Théâtre : des arbres à abattre

Le cube tourne laissant entrevoir des images du passé, la chambre en désordre de l’amie de jeunesse qui a sombré dans l’alcool, avec ses rangées de livres dans la bibliothèque couverte de plastique, comme un signe des rêves de création littéraire qui les ont habités autrefois et que nul n’espère plus protéger de la poussière du temps. Le cube de verre tourne encore et nous conduit dans la salle à manger où se déroule le fameux dîner avec cet acteur qui pérore satisfait de lui (Sans son talent que serait Le canard sauvage et même … que serait Ibsen ?). La conversation languit mais l’irritation de certains convives monte au son du Boléro de Ravel qui a remplacé le tragique de la musique de Purcell que l’on entendait auparavant.

Les interprètes sont tous exceptionnels, gestes sobres, déplacements réfléchis, lassitude, agacement, méchanceté, silences, tout est pensé et maîtrisé. Ils nous font entendre les imprécations de Thomas Bernhard contre ces artistes devenus des coquilles vides, qui se vendent pour une médaille, pour une rencontre avec un Ministre, son horreur face à leur prétention, sa rage contre la perte des idéaux artistiques et sa haine implacable des accommodements. Pourtant les sentiments du personnage Thomas sont plus ambigus. Il remercie l’hôtesse pour ce dîner, sait qu’il ne respectera pas sa demande de ne pas parler de ce dîner. Le dernier mot restera aux ultimes phrases du livre projetées sur l’écran : « Cette ville que j’ai haïe est la meilleure pour moi … ces gens que j’ai haïs sont les meilleurs pour moi…Je maudis ces gens mais je suis forcé de les aimer ». Tout est beau dans ce spectacle, la mise en scène, la scénographie, les lumières, les interprètes et le spectateur en gardera longtemps la mémoire.

Micheline Rousselet

En Polonais, surtitré

Du mardi au samedi à 19h, dimanche à 15h

Théâtre de l’Odéon

Place de l’Odéon, 75006 Paris

Réservations : 01 44 85 40 40

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