Dans ces années 1930, marquées à la fois par la crise systémique profonde du capitalisme et par l’installation du stalinisme – surtout après 1934, date de l’assassinat de Kirov prétendant à la direction de l’URSS à la place de Staline -, s’instaurait une sorte de nouvelle morale. Elle allait servir de justification à la fois aux procès de Moscou – 1936-37 -, aux capitalistes et aux fascismes en se résumant dans la formule « la fin justifie les moyens ». Pour Staline, réfutant toute dimension internationale à la Révolution et prônant contre toute la tradition marxiste le « socialisme dans un seul pays », le rôle des Partis Communistes se résumait dans la défense de la patrie du socialisme, cette morale servait de paravent à la contre révolution politique de l’URSS. Tous les moyens étaient bons s’ils permettaient de défendre l’URSS, le pouvoir de la bureaucratie stalinienne. Ces moyens allaient de la politique « classe contre classe » dénonçant les sociaux-fascistes suivie de la politique dite des « Front populaire » d’alliance avec des partis de la bourgeoisie et, enfin – pour cette période – le pacte Germano-soviétique de 1939. De quoi donner le tournis…

L’ennemi principal de la bureaucratie stalinienne, Trotski et les « trotskistes » de tout poil, centre des procès de Moscou. On parle alors d’« hitléro-trotskistes », formule qui resservira…

Trotski, exilé au Mexique, à Coyoacàn – chez Diego Rivera et Frida Kahlo – veut se défendre. Dés les premiers procès, en août 1936, il cherche à trouver un haut-parleur pour faire connaître sa vérité.

Comme le rappelle Emilie Hache, dans la préface de « Leur morale et la nôtre », Trotski ne trouve aucun « démocrate » pour lui permettre de réaliser un contre procès. Seul le philosophe américain John Dewey accepte de présider ce « tribunal Russell » avant la lettre. Il subira menaces de mort et autres pour avoir accepté. Il fera le voyage au Mexique pour rencontrer Trotski. D’après la préfacière, Trotski influencera les réflexions du philosophe américain plus connu pour ses théories sur l’éducation que sa morale.

L’intérêt de cette édition, parue aux éditions La Découverte en 2014, c’est la courte réponse – 10 pages – de Dewey, inédite à ce jour. Le texte de Trotski, quant à lui, était déjà connu.

Trotski centre son analyse sur la dialectique entre la fin et les moyens. La fin, c’est le processus révolutionnaire dans le mouvement de la lutte des classes. Ce mouvement est essentiel. Les moyens font partie du processus qui permet l’irruption des masses sur la scène politique. De ce point de vue, la politique de Staline est opposée à cette fin. Elle est donc contre révolutionnaire. Pour en rester au sujet, tous les moyens ne sont pas « bons ».

Trotski truffe cette démonstration de référence à l’actualité. C’est nécessaire mais du coup son texte donne une impression de dogmatisme. Alors que c’est tout le contraire. Les tactiques, pour employer le langage militaire, ne peuvent s’opposer à la stratégie, aux finalités. Seulement, rien n’est écrit. Tout dépend des flux de la lutte des classes.

Dewey répond par un accord global sur les moyens en concordance avec la fin. Sans accepter pour autant le substrat théorique de Trotski qui fait de la lutte des classes, dans ce texte, l’alpha et l’oméga de toute fin. Il faut souligner que « Leur morale et la nôtre » n’est en rien une synthèse des positions théoriques de Trotski. Il ne faut pas en faire dire trop à un article de circonstance. En tant que tel, il pose une question clé, pas souvent traitée ailleurs.

John Dewey, pour le situer dans les courants de la philosophie, fait partie du « pragmatisme » mais il considère que l’émancipation de l’être humain est la fin et que les moyens doivent œuvrer à cette fin. La démocratie représente le moyen le plus efficace.

Les corpus théoriques ne sont pas les mêmes, à l’évidence.

Cette réponse de Dewey doit s’apprécier à la lumière de ses concepts et de sa méthode. Jean-Pierre Cometti, dans « La démocratie radicale » sous titré « Lire John Dewey » (Folio Essais) permet d’appréhender le raisonnement évolutif du pragmatisme à la mode Dewey. Cometti le qualifie de « libéral radical » qui veut se forger une vision du monde. Le problème le plus important, pour lui : « celui de reconstruire une société encourageant le développement d’un nouveau type d’individu » pour préserver les chances, face à l’absolutisme, de l’individualité. Un libéral de gauche, comme l’écrit Cometti, qui défend un « socialisme fonctionnel » qu’il oppose à un « socialisme d’État » tout en faisant l’impasse sur la question de l’État – nature, fonctions ? – et mêlant socialisme et socialisation tout en appelant de ses vœux des coopérations entre les individus. La société civile contre l’État en quelque sorte, un État vu comme « le monstre froid d’entre les monstres froids » pour citer Nietzsche. Ou peut-on en faire un des pères putatifs des « Communs » ?

Des théorisations en écho avec le monde d’aujourd’hui. Pour reprendre le sujet de la prise de conscience de la classe ouvrière, il est aujourd’hui vital de prendre appui sur cette victoire du libéralisme pour adapter les revendications, les moyens en lien avec le but.

Jean-Pierre Cometti, à partir des thèses de Dewey, se livre à de longs développements critiques et même violents sur le néo-libéralisme devenu l’idéologie du capitalisme actuel. La présence de cette critique oblige à s’interroger sur la place des théorisations de Dewey dans le combat pour l’émancipation. Comme le note Émilie Hache – dans la préface pré citée de « Leur morale et la nôtre » – « nous » – un peu étrange ce pronom – avons besoin du marxisme tout autant que du pragmatisme « pour lutter d’abord contre nos propres penchants à l’absolutisme (…) et aussi comme d’une pensée capable de penser avec l’inconnu. »

Un débat intéressant sur les bases théoriques qui permettent d’appréhender ce monde en plein basculement…

Nicolas Béniès.

Livres sous revue :

« Leur morale et la nôtre », Léon Trotski/John Dewey, préface d’Emilie Hache, La Découverte, Paris, 2014

« La démocratie radicale. Lire John Dewey », Jean-Pierre Cometti, Folio/Essais, Paris, 2016.

Œuvres de John Dewey (1859-1962) publiées en français :

« L’art comme expérience », première publication aux États-Unis en 1934, traduction d’un collectif coordonné par Jean-Pierre Cometti, introduit par une présentation de Richard Shusterman dans laquelle il note que « sans ce livre, une compréhension adéquate de l’esthétisme américaine serait impossible. » et une postface de Stewart Buettner qui souligne la place de réflexions de Dewey portant sur l’art et la vie quotidienne dans le monde artistique étasunien pendant les 30 ans qui ont suivi cette publication. Première publication en français en 2005, aux éditions Tractatus & Co. Réédition Folio/Essais, Paris, 2010.

« Le public et ses problèmes », son texte le plus important suivant Cometti, opus cité. De 1926, pour la première édition américaine, avec une préface de 1946 où il définit l’État comme « l’organisation politique des relations humaines », un niveau de généralité qui ne permet de comprendre la nature et la place de l’État dans le capitalisme mais se traduit par l’analyse des institutions et des rapports entre les États. Un livre fondateur pour sa conceptualisation. Présenté et traduit part Joëlle Zask. Première publication en français aux éditions Tractatus & Co, réédition Folio/Essais, Paris, 2010.

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