C’est officiel : les historien – ne – s doivent faire preuve d’imagination. Ils n’avaient pas besoin de cet imprimatur. Il fallait bien « couvrir » les blancs sinon la description ressemblait à un squelette. La chair se trouve dans leur capacité à se prendre pour Alexandre Dumas. Pas toujours facile.
La mode actuelle est à l’histoire avec des « si ». Si telle décision n’avait pas été prise, que se serait-il passé ? Une manière de prouver que rien n’est écrit, que la capacité des êtres humain à faire leur propre histoire existe même dans des conditions qu’ils et elles n’ont pas librement déterminées pour citer Marx. Le déterminisme est une invention. Le champ des possibles est immense. De tout temps. L’antienne, une seule politique possible, est un non-sens logique.
Dans le même mouvement, souvent l’Histoire – apolitique par définition – peut servir les desseins idéologiques. Ainsi les pays d’Europe ont écrit, au 19e siècle, une saga étrange au regard des découvertes anthropologiques, celle de la Nation, plus exactement de l’Etat-Nation. Michelet, comme ses contemporains, ont cherché les racines de la France. Nos livres d’Histoire de la génération précédente ont répété à l’envi des moitiés de réalité en faisant des Gaulois les ancêtres des Français. Une sorte de continuité qui faisait fi des transformations des modes de production et des architectures différentes de l’Etat. La nation naitra, idéologie nécessaire au capitalisme, de ses travaux.
Une histoire, quelle histoire ?
Jack Goody, dans « Le vol de l’histoire » revient sur cette création qui va de pair avec le fait que l’Europe a imposé le récit de son passé au reste du monde, comme le note le sous-titre de cet essai. En découlera les « étapes de la croissance économique » – un livre signé Rostow en 1960, un conseiller du président Johnson – en 5 stades calqués sur le développement des pays européens. Une absurdité qui n’est plus partagée aujourd’hui.
Goody argumente pour apporter les preuves de développements différents dans d’autres sociétés qui n’ont pas forcément une culture écrite. Notamment il revoit l’histoire du féodalisme sans expliquer les raisons qui ont fait que l’Europe a connu le capitalisme industriel et pas les autres entités comme l’Islam ou la Chine. Deux civilisations qui ont profondément influencé l’Europe. Sans Averroès notamment, les philosophes européens n’auraient pas pu renouer avec Aristote, sans Ibn Khaldoun pas de réflexion politique sur la fin des empires.
Ces causes endogènes et exogènes ne sont pas l’objet de son livre. Par contre, il souligne fortement les inventions de l’Antiquité comme l’appropriation des valeurs. Il n’est pas le seul à contester ces « vols ». Beaucoup d’historien – ne – s partagent ce point de vue, sans apporter l’éclairage de l’anthropologue.
Écrire l’histoire de la deuxième guerre mondiale.
2407 pages sans compter les index ni le bibliographie pour apporter des éclairages nouveaux (et anciens) sur « La guerre monde » qui, suivant les auteur – e – s, commence en 1937 par l’Asie – c’est aussi la position du gouvernement chinois – et s’arrête en 1947 pour entrer dans la « guerre froide ». Sous la direction d’Alya Aglan et de Robert Frank, les thèmes se succèdent dans un ordre chronologique. Prologues fascistes à la guerre, en particulier la guerre civile espagnole dans le contexte de la crise économique profonde dite de 1929 pour démontrer que la guerre commence bien en Asie en 1937, pour suivre les démocraties en guerre, Vichy, les batailles d’Angleterre, l’URSS et ses tergiversations, les Balkans, les Amériques latines pour le tome 1 et pour le tome 2 faire appel à l’économie, la sociologie, la culture pour donner le sens du basculement qui s’opère. Le chapitre sur « La société américaine » permet de comprendre à la fois les réactions du moment, le racisme et la « chasse aux sorcières » de la guerre froide. Analyse aussi de la « guerre totale en Allemagne », « les mobilisations japonaises » mais aussi de la science asservie, les institutions économiques et financières qui se mettent en place sans oublier les femmes, la géographie culturelle, le cinéma et les migrations. Pour donner juste une idée de l’intérêt de cet ouvrage. Un panorama des sociétés existantes qui structurent la forme nouvelle capitalisme en train de naitre dans la guerre. Une manière à la fois diachronique et synchronique d’écrire l’Histoire qui est aussi la nôtre. Du passé nous ne pouvons faire table rase. Cette somme permet de se repérer dans le monde actuel. Tout en prenant du plaisir à cette lecture.
Nicolas Béniès.
« Le vol de l’histoire. Comment l’Europe a imposé le récit de son passé au reste du monde », Jack Goody, traduit par Fabienne Durand-Bogaert, Folio/Histoire, première publication en 2010 ; « 1937-1947, La guerre-monde » volumes 1 et 2, sous la direction d’Alya Aglan et Robert Frank, Folio/Histoire, inédit, 2015.
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